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Mercredi 16 octobre 1996 à 23 heures

SAMUEL BECKETT

Samuel Beckett

par Valérie Lumbroso


Samuel Beckett a toujours refusé les interviews, il n’a jamais accepté d’être filmé. Redoutant l’assaut des journalistes, il n’alla pas à Stockhölm en 1969 pour recevoir son prix Nobel. C’est son éditeur Jérôme Lindon qui le fit à sa place. Il n’existe pas de biographie autorisée. Beckett ne l’a jamais voulu. " Tout ce que j’avais à dire, je l’ai dit dans mon œuvre ".

Je me suis donc basée sur ma lecture de l’œuvre pour définir le fil conducteur de ce film. A chaque période de la vie de Samuel Beckett correspondent divers textes. Sa jeunesse à Dublin lui fournit la matière de son premier roman : Bande et Sarabande. Il évoque son enfance et sa famille dans Compagnie. De nombreux textes dont Solo, Pour finir encore et autres foirades, parlent de la naissance -- l’impression de ne pas être vraiment né -- et de la mort qui ne vient jamais.

La période de la guerre et son exil forcé dans le village de Roussillon en Vaucluse lui inspirent En attendant Godot. Cette pièce écrite en trois mois pour se distraire entre deux romans, le fera connaître dans le monde entier.

L’après guerre, le désarroi de l’homme moderne après Auschwitz s’expriment dans Fin de partie et dans sa trilogie: Molloy, l’Innommable, Malone meurt qui représente le cœur de son œuvre en prose et qu’il compose en français. Loin de sa langue maternelle et de sa famille, il entreprend une descente au fond de lui-même, vers cet espace où se forment les mots.

Dans les années qui vont suivre, Beckett est consacré comme l’un des plus grands écrivains de son temps. Il traduit son œuvre en français et transpose ses thèmes au théâtre. Chaque pièce de Beckett, conçue autour d’une métaphore de la condition humaine, est comme une partition musicale composée de sons, d’éclairages, de déplacements, de mots et de silences.

A la fin de sa vie, il écrit des textes où l’espace entre la vie et la mort est de plus en plus réduit jusqu’à " partir pour le vrai noir où , à la fin, ne plus avoir à voir ".

La mise en images est volontairement épurée pour rester fidèle à Samuel Beckett qui avait choisi dépouillement et minimalisme et pour mettre en valeur la beauté et la puissance de sa pensée. Ses metteurs en scène de théâtre préférés étaient d’ailleurs ceux qui avaient su s’effacer devant le pouvoir évocateur de ses textes. J’ai choisi de privilégier les témoignages de ceux qui lui ont été proches dans le travail et dans la vie comme Billie Whitelaw, une comédienne anglaise pour laquelle il a écrit Pas et Berceuse, Pierre Chabert, l’un de ses metteurs en scène et Avighdor Arikha, un peintre ami. J’avais eu l’occasion de rencontrer Samuel Beckett quelques années avant sa mort, lorsque j’étais l’assistante de son metteur en scène américain, Alan Schneider. Il m’avait dit que ses personnages étaient toujours dans des situations extrêmes. Il considérait que rien ne pouvait être affirmé sur son œuvre, qu’elle devait être perçue, qu’il fallait en faire l’expérience. J’ai essayé d’en donner un avant goût.

 


CHRONOLOGIE


Alfred Simon (Belfond)

1906

Samuel Beckett est né le Vendredi saint 13 avril 1906 à Foxrock, dans la banlieue sud de Dublin. Ses parents étaient aisés mais n’appartenaient pas à la couche la plus élevée de la bourgeoisie. Son père était " quantity surveyor ", quelque chose comme métreur-vérificateur avec des attributions plus étendues qu’en France. Entre une mère May, dont le piétisme était rigoureux, et un père Bill, amateur de marches solitaires dans la campagne, Sam et son frère Franck, de quatre ans son aîné, ont eu une enfance heureuse. La dernière expérience religieuse dont Sam ait gardé le souvenir est sa première communion. Il commença ses études à l’Earlsfort House School, externat préparatoire de garçons fondé par Alfred Le Peton, " professeur de français ". Les deux frères s’y trouvaient encore lors de la révolte de Pâques 1916. Bill emmenait les deux garçons au sommet d’une colline d’où l’on voyait brûler Dublin. Samuel Beckett en a gardé un souvenir très vif toute sa vie.


1920

A l’âge de treize ans, Sam rejoint son frère Franck à la Portora Royal School, Enniskillen, comté de Fermanagh, en Irlande du Nord. Il n’a gardé aucun souvenir de cette école où il n’a jamais remis les pieds malgré de multiples avances. La discipline de cet établissement, où Oscar Wilde l’avait précédé, était sévère. Elève moyen dans les matières scolaires, français compris, il se distingua surtout dans les différents sports, le cricket, la boxe, la natation. Ses camarades de classe ne se souviennent pas qu’il ait alors marqué le moindre goût pour l’écriture littéraire. On lui inculqua l’idée que son éducation devait le conduire à une carrière de haut fonctionnaire, d’homme politique, ou d’homme d’affaires.


1923

Sam entre en octobre 1923 à Trinity College, " Foyer éducatif et spirituel du pouvoir protestant ". A dix-sept ans, il a un an de moins que la moyenne de ses camarades. Ses deux premières années sont mauvaises et il n’a que deux à son examen de français. Il a pour professeurs le Dr Arthur Aston Luce, directeur d’études, spécialiste de Descartes et de Berkeley, et surtout Thomas B. Rudmose-Brown, spécialiste de Racine, Corneille, Ronsard, Maurice Scève, Valery-Larbaud, L.P. Fargue et Francis Jammes qui deviendront, grâce à lui, des amis de Beckett. Au début de sa dernière année à Trinity, il a acquis une réputation d’élève brillant quoique peu orthodoxe, surtout en langues, spécialité dont la clientèle est peu nombreuse, presque exclusivement féminine. Il fait du sport, remplaçant le rugby par le golf, et se passionne pour la moto qu'il pratique à tombeau ouvert. Il commence à fréquenter les milieux artistiques d’un Dublin où il est connu de tous. Il fréquente le théâtre de l’Abbaye, le Queens Theatre, temple du mélodrame, aime O’Casey, est fasciné par Pirandello ; il voit tous les films de Chaplin, de Laurel et Hardy, plus tard ceux des Marx Brothers. Il est un peu snob. Il remplace peu à peu le cricket et le sport par la boisson et " le spectacle ". Il laisse le souvenir d’un garçon gauche et timide qui se tient debout toute la soirée, ne parle guère mais part toujours le dernier. Il fait partie de la coterie qui entoure le Pr Rudmose-Brown, fréquente régulièrement un pub tenu par une Française mariée à un Irlandais. On le rencontre aussi au Davy’s Byrnes’s Pub que fréquentent les principales personnalités littéraires et politiques de Dublin.


1926

Sam a vingt ans. Il s’épanouit. Il obtient une bourse et commence à s’assagir. Il fait son premier voyage en France, visite Tours et la vallée de la Loire en bicyclette avec un jeune Américain, Charles C. Clarke. La fascination que la France commence à exercer sur lui est renforcée par la rencontre d’Alfred Péron en septembre. C’est un normalien nommé à Trinity College pour les années 1925-1928 en vertu d’un système d’échange dont Beckett bénéficiera à son tour. Leur amitié durera jusqu’à la mort de Péron en 1945. Tout en prenant encore des cuites solitaires, il consacre de plus en plus de temps au groupe Péron, dont le rayonnement est grand. Sam monte, avec ses amis, un canular sur un pseudo-mouvement d’avant-garde parisien, le " concentrisme " de Jean du Chas. Il lit Descartes, Vielé-Griffin, Apollinaire, Baudelaire, Max Jacob qui deviendra un de ses premiers défenseurs. Il se passionne surtout pour Dante, revenant sans cesse au cinquième chant de L’Enfer. Pour échapper à l’emprise familiale, il décide de devenir professeur.


1927

Sam passe un mois d’été en Italie, découvre Florence. Il porte un béret basque. Il reçoit son diplôme de Bachelor of Arts à la rentrée de 1927. Rudmose-Brown le fait nommer au Campbell College de Belfast où il enseignera durant les premiers mois de 1928.


1928

Ses supérieurs lui reprochent de faire lire de la poésie décadente, sur l’herbe humide, à des élèves ahuris, au lieu de travailler sérieusement en classe, On lui reproche encore d’inscrire sur les copies de ses élèves des annotations si cinglantes que le directeur demande aux parents de ne pas en tenir compte. Pendant les vacances, il se rend en Allemagne dans la branche scandaleuse de la famille, celle de l’antiquaire Sinclair : la fille unique et bien-aimée de ce riche businessman protestant (tante Cissie) a épousé un Juif sans le sou, mais beau et charmant, et le couple s’est installé à Kassel. A la rentrée, Sam commence un séjour de deux ans à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, séjour qui va changer le sens de sa vie. Ce séjour prélude au poste de Trinity College auquel Rudmose-Brown l’a préparé. Il a accepté de rédiger une thèse sur P.J. Jouve. Il se lie d’amitié pour la vie avec un autre Irlandais de l’École Normale, Tom McGreevy qui a dix ans de plus que lui et une carrière déjà brillante. McGreevy soutient que Shakespeare était irlandais. Trop occupé à bavarder, il écrit peu mais pousse ses cadets à le faire. Il papillonne chaque jour dans Paris pour s’assurer que " le monde est bien resté à sa place depuis la veille au soir ". L’agitation et le bavardage de McGreevy aident Sam à masquer sa solitude et son désespoir. Il est hanté par le thème intellectuel du suicide, joue de la flûte des nuits entières dans sa chambre, empêchant ses collègues de dormir, se lève à midi. Il n’a qu’un élève angliciste, Georges Pelorson. Il lui donne ses leçons dans les cafés. Par souci d’économie, il a substitué le vin blanc au whisky.

Après avoir lu Ulysse, il fait la connaissance de Joyce grâce à McGreevy. Joyce impressionne Beckett, Beckett intrigue Joyce. Vingt-cinq années les séparent. Leurs relations vont se développer lentement et régulièrement, sans aboutir à une véritable amitié. Ils ne cesseront de s’appeler Monsieur. Leurs relations sont celles d’un professeur et d’un assistant chargé de recherche, par la faute de Joyce surtout. Richard Aldington appelle Beckett " le boy blanc de Joyce ". Comme d’autres amis, Beckett fait de petits travaux de lecture pour Joyce presque aveugle. Il imite les manies de Joyce, va jusqu' à porter des escarpins trop étroits qui le blessent. Tous les deux s' intéressent aux sciences ésotériques. Lucia, fille de Joyce, grande amie de Beckett, devait devenir folle.


1929

Joyce met au point le projet d’un recueil de réponses aux critiques de son roman Work in progress qui ne s’intitule pas encore Finnegans wake. Il veut y inclure un article de Beckett sur Dante-Vico-Bruno, ces deux derniers inconnus de Beckett. On attend de cet essai qu’il établisse la supériorité de Joyce sur les trois autres. Les inconditionnels de Joyce laissent Sam à la périphérie du groupe. C’est un temps où de nombreux poètes se suicident : Maiakovski, Essénine, Crevel, Hart Crane, Harry Crosby. Walter Lawenfels et Michael Frankel fondent " le mouvement de mort ". On y évoque la mort de l’époque moderne et la naissance d’une société nouvelle " dominée par l’art pur en tant que seule issue viable hors du bourbier qu’est devenu le monde occidental après Schopenhauer ". Sam Beckett ne cessera jamais de lire Schopenhauer.


1929-1930

" Assumption ", une nouvelle de Beckett, parait dans le numéro de juin dela revue Transition. Il poursuit ses recherches sur Descartes. Joyce lui fait rencontrer Ezra Pound un soir à un dîner avec les Joyce au Trianon, place de Rennes. " Il avait beaucoup d’ennuis avec un fond d’artichaut et se montrait fort agressif et grincheux. " C’est à cette époque que se situe la fameuse soirée organisée aux Vaux de Cernay par Adrienne Monnier, avec un car loué pour les amis, parmi lesquels Philippe Soupault, Jules Romains, L.P. Fargue. Au retour Beckett et McGreevy font stopper le car à chaque bistrot. A la suite de cet incident Beckett est en semi-disgrâce auprès de Joyce. Au cours de l’été, Sam rejoint sa cousine Peggy Sinclair à Kassel. Elle lui fait lire Effi Briest de Théo Fontane, nouvelle évoquée dans La dernière bande. Au début de sa deuxième année à l’Ecole Normale Supérieure, Beckett, qui avait jusque-là travaillé surtout pour Joyce, commence à le faire pour lui-même, à la fois pour justifier son poste à Trinity et pour se réaliser. Il laisse tomber sa thèse sur Jouve, et se consacre d’abord à la poésie. Il se passionne pour Rimbaud qu’on découvre à Paris, expérimente les méthodes surréalistes, s’intéresse peu à Eliott et à Pound. Il fréquente le Dôme, la Coupole, le Select, et le Mahieu, boulevard Saint-Michel, quand il est fauché. Avec les Irlandais de Paris il se retrouve dans un petit bar sordide de la rue Mouffetard et au Café du Départ, rue Gay-Lussac. Il aperçoit Paul Eluard au Café de la Mairie place Saint-Sulpice dont Djuna Barnes a immortalisé les toilettes à la turque.


1930

Il se brouille avec Lucia Joyce et du coup, ce qu’il craignait le plus, la rupture avec Joyce a lieu. Il donne de très courts textes aux premiers numéros de Transition d’Eugène Colas. Un poème de deux pages, " For future référence ", donne l’occasion de le présenter ainsi : " Samuel Beckett, an Irish poet and essayist, is instructor at the Ecole Normale in Paris. " Sur le conseil de McGreevy, il compose rapidement un poème, Horoscope, à partir d’une série de notes sur Descartes et le porte rue Guénégaud juste avant la clôture du concours du meilleur poème sur le " Temps " organisé par Nancy Cunard, Richard Aldington et les Hours Press à la fin de l’été 1930. Horoscope remporte le prix de 10 livres, parait à 300 exemplaires, que Beckett distribuera bien des années après à ses visiteurs. Le poème suit pas à pas La vie de Descartes d’Adrien Baillet. La mévente, le silence de la presse, la stupeur froissée de sa famille ne découragent pas Sam. Il est pourtant dans une situation difficile. Ses fonctions à l’École Normale ont officiellement pris fin. Au lieu de rentrer à Trinity College, il veut rester à Paris, en prenant pour prétexte la rédaction de l’essai sur Proust de la collection Dolphin que Prentice vient de lui commander. Aldington le tire d’embarras. Il écrit un poème Henry music pour une musique de Henry Crowder musicien noir, amant de Nancy Cunard, qui joue dans les boites de Montparnasse. Il s’engage avec Alfred Péron dans la traduction en français d’Anna Livia Plurabelle, la section centrale de Work in progressde Joyce. Philippe Soupault, Yvan Goll et Paul Léon se serviront de ce premier jet à la demande de Joyce pour la version définitive.

En septembre, Sam rejoint son poste d’assistant à Trinity College aux côtés du Pr Rudmose-Brown. II touche un traitement de 200 à 350 livres et jouit d’un appartement de fonction. Dès le début, les sensibilités irlandaises tolèrent mal ses petits complets étriqués et encore plus mal son béret basque Il ne laisse ignorer à personne qu’il trouve Dublin assommant et provincial. Il lit Schopenhauer et Kant, s'enthousiasme pour Arnold Geulincx, disciple néerlandais de Descartes, dont il découvre L'éthique. Il accumule des notes sur les philosophes. On le charge d’un cours sur Bergson. Il travaille sur Saint John Perse, Rimbaud. McGreevy lui fait rencontrer le peintre Jack B. Yeats, frère du poète. Il restera lié avec cet homme de soixante ans jusqu’à sa mort en 1957. Beckett estime de moins en moins possible de travailler dans une société qui vient de retirer le dernier nu encore exposé à la National Gallery. L’identité nationale ne signifie rien pour lui. Il a horreur d’enseigner. Il a une clientèle essentiellement féminine qu’il fascine. Il entrecoupe ses cours d’énormes silences pendant lesquels il tourne le dos au public et regarde par la fenêtre le parc de l’université. Il décourage toute tentative de contact avec lui. Dès la fin du cours il bondit hors de la classe.

A partir de décembre, Sam souffre de maux physiques, de furoncles persistants et mal placés, il est continuellement enrhumé. Il porte des pantalons maculés, une chemise et un pull-over crasseux, un vieil imperméable (qui hantera ses œuvres) et des souliers éculés. Il fréquente l’éditeur Starkey et sa femme. Il fait scandale à une soirée en imitant Mussolini avec un chapeau qu’il a pris sur la tête de l’archevêque. Il revient à Paris chaque fois qu’il en a les moyens.


1931

Ce dernier hiver passé à Dublin le plonge dans un cafard noir. Il reste couché en permanence, en position fœtale, face au mur, rideaux baissés, couvertures tirées. Ses proches s’efforcent de cacher son état véritable. Il se retrouve d’aplomb dès qu’il s’agit de filer à Paris et d’aller rendre visite à sa cousine de Kassel. C’est d’ailleurs de là-bas qu’il prend la décision d’envoyer sa démission aux autorités de Trinity College. Tout le monde finit par comprendre sa décision, sauf deux per sonnes : son patron Rudmose-Brown et lui-même, honteux d’avoir déçu tout le monde. Il reste six mois à Kassel, réunit assez d’argent et de courage pour se rendre à Paris. En février, il participe au Peacok Theatre à un festival organisé par " The Dublin University Modern Language Society ". Il a écrit en collaboration avec son ami Pelorson une parodie du Cid de Corneille intitulée Le Kid, dans laquelle il joue le rôle de Don Diègue. Il publie Proust, quatre poèmes dans The European Caravan (" Anthology of the New Spirit in European Literature "), Alba, texte en prose qui parait dans le Dublin Magazine.


1932

Sam revient à Paris fin janvier pour le cinquantième anniversaire de Joyce auquel il contribue avec un acrostiche qui le fait rentrer en grâce. Il participe au manifeste " Poetry is vertical ". Le personnage de Belacqua fait son apparition dans la nouvelle " Sedendo et Quiescendo ", qui parait dans la revue Transition (mars), tandis que Text est publié dans le numéro d’avril de New Review. Sa situation est critique : il est en disgrâce auprès des autorités universitaires et de sa famille, il est âgé de vingt-six ans, sans ressource, et presque totalement inconnu. En mai, il s’installe à l’hôtel Trianon et entreprend d’écrire son premier vrai roman Dream of Vair to middling women, qu’il n’achèvera pas ! dont il tirera les nouvelles de More Bricks than kicks. Il a pour héros Belacqua. Beckett a écrit deux cents pages en quelques semaines. Il veut faire éditer le livre à Londres, mais il n’a pas d’argent pour s’y rendre, pas même pour affranchir l’envoi. Heureusement si l’on peut dire, il doit partir coûte que coûte par suite de la vague de xénophobie déclenchée par l’assassinat de Paul Doumer. Dépourvu de carte de séjour, il se cache plusieurs jours dans l’atelier de Jean Lurçat. Enfin il touche l’argent d’une traduction du Bateau ivre, qu’on a cru longtemps perdue, qu’on a fini par retrouver en 1972 dans le livre d’un ami. Il peut alors partir librement et débarque sans un sou, d’abord à Londres, puis en Irlande. Aucun éditeur londonien ne veut du manuscrit de Beckett. Celui-ci en tire alors une nouvelle Dante and the lobster qui ouvrira le recueil More pricks than kicks. Elle est publiée à Paris mais elle manque le prix du concours de la meilleure nouvelle de l’année. Sam traduit des poèmes de Paul Eluard, André Breton, René Crevel. Ces traductions sont publiées à Paris dans la revue This Quarter tout comme Dante and the lobster. Il paraît condamné à rester à Dublin et ses parents veulent l’obliger à trouver rapidement une situation.


1933

L’atmosphère s’alourdit de plus en plus à Gooldrinagh où réside la famille de Sam. Bill, son père, autorise Sam à s'aménager un petit atelier au dernier étage de l’entreprise familiale à Dublin pour lui éviter de traîner inoccupé toute la journée dans la maison de Gooldrinagh. Il prend l’habitude de découcher quand il a trop bu et raté le dernier train. Beckett a très peu d’amis. C’est le début d’une longue correspondance avec McGreevy qui est resté à Paris. Il déverse dans ses lettres sa colère, son angoisse, ses fantasmes. Il souffre de rhumes, de grippes, de rhumatismes. Il n’arrive plus à écrire. Clochard hirsute, il traine de pub en pub, d’un bout à l’autre de Dublin, ou à la campagne par monts et par vaux. Les gens de Dublin tiennent pour " un peu cinglé " ce type qui rêve des heures entières, le regard fixe devant son verre de whisky.

Ayant décidé de tirer de The Dream un recueil de nouvelles, il va travailler régulièrement à partir de Pâques à la bibliothèque de Trinity. De mai à septembre il écrit les dix nouvelles de More pricks than kicks. En mai il apprend la mort de sa cousine Peggy en Allemagne. Il a des ennuis avec le fisc. Il souffre de maux de tête. Il rêve de partir pour l’Espagne, puis pour le Colorado. En juin, un coup terrible : son père est terrassé par deux crises cardiaques, il a soixante et un ans. La seconde est mortelle. La mère de Sam transforme la maison en mausolée, la vie quotidienne en deuil permanent. Sam s’exile à Londres avec sa part de l’héritage paternel. Les parents de Peggy ont quitté l’Allemagne nazie, se sont installés à Dublin.

Le seul confident de Beckett est alors le Dr A.G. Thompson, un ancien de Trinity. Beckett se passionne pour les maladies, fréquente le Rotunda Hospital. Il y conçoit l’idée de Murphy. Persuadé que les maux de son ami (troubles cardiaques) sont d’ordre psychosomatique, Thompson essaie de le persuader d’entrer en analyse. Avec moins de 200 livres annuelles pour part de l’héritage, Sam décide de chercher du travail dans les journaux de Londres. Peu avant Noël, il emménage dans une chambre meublée, au 48, Paulton’s Square, tout près de King’s Road à Chelsea.


1934

Tom McGreevy s’installe à son tour à Londres. Sam entre en thérapie chez le Dr Bion, un psychanalyste disciple de Mélanie Klein. More Bricks than kicks, qui sort le 24 mai, obtient des critiques plutôt favorables sauf en Irlande mais on n’en vendra en tout que cinq cents exemplaires sur quinze cents. Sam renforce sa volonté de gagner sa vie par le journalisme tout en travaillant à son œuvre personnelle. Dans les huit premiers mois de l’année, il publie plusieurs comptes rendus de livres, entre autres Pound, Dante, O’Casey. Il rassemble les poèmes constituant Echo's bones and other precipitates. Mais il ne compose rien de neuf. Il n’aide guère le brave McGreevy qui s’évertue à le présenter à des gens célèbres et efficients, comme Eliott, Desmond Mc Carthy, auxquels Beckett fait grise mine. Il prend l’habitude, en écrivant, d’utiliser le français pour les passages scatologiques. Chaque fois qu’il revient en vacances chez sa mère, ses terreurs nocturnes le reprennent. Il va s’installer au 34, Gertrude Street dans le quartier de World’s End chez Mrs. Frost dite Queeny, ex-femme de chambre. De plus en plus convaincu de l’échec de son analyse, il lit Schopenhauer et Nietzsche, a de brèves rencontres hygiéniques avec des prostituées qu’il condensera dans le personnage de Celia de Murphy et dans Premier amour.

Depuis la mort de son mari, May Beckett paraît se cloîtrer dans le deuil. Inquiet de voir son frère Franck, sur qui repose désormais la responsabilité de l’entreprise familiale, se noyer dans le travail et dans l’alcool, Sam se réfugie chez les Sinclair malgré les préventions de May. Rendant visite à son ancien professeur Rudmose-Brown malade, il découvre un Dublin aux rues tortueuses, inconnu de lui ; un flot d’images surgit et ravive en lui un désir qu’il croyait tari. L’espace et la lumière de Dublin l’enchantent, en contraste avec Londres. En réalité il est plein de contradictions sur Dublin. Il apprend à aimer la mer lointaine et les couchers de soleil roses et verts qu’il neretrouve nulle part ailleurs. Mais fin janvier il rentre à Londres et reprend sa cure de psychanalyse. A McGreevy qui s'inquiète de ses longues lettres névrotiques, il répond par une lettre de six grandes pages d’une écriture serrée, où il affirme qu’il a renoncé pour jamais à croire aussi bien en un Dieu catholique comme celui de McGreevy que dans le Dieu protestant de sa famille. Il ne peut se réfugier que dans ce qu'il appelle le solipsisme baroque avec un fond de puritanisme. Il partage son temps entre les stations sur le divan du psychanalyste et les errances sans fin dans les rues de la ville. Murphy est en panne. Il lit beaucoup. Il décrète que la littérature anglaise est médiocre et il s’enthousiasme pour la peinture hollandaise. Il va à Gooldrinagh quand il est sans le sou et songe toujours à s’y installer définitivement. Lors de ses séjours à Dublin, il se remet à fréquenter les théâtres. Il assiste à une conférence de T.S. Eliott, s’enthousiasme pour un tableau de Jack B. Yeats que le peintre finit par lui donner pour rien. Il s’agit du Matin. Il va voir Deirdre des douleurs de Synge, qu'il déteste. Il a un kyste au cou, un autre à l’anus. Convaincu de sa totale impuissance à écrire, il envisage un moment d’aller travailler à Moscou auprès de Eisenstein pour devenir cameraman. Il écrit même à l’auteur du Potemkine, qui ne répond pas. Au moment où il va se remettre à travailler Murphy, sa mère vient le relancer en Angleterre. Durant son séjour, il passe le plus clair de ses journées dans l’hébétude, et le reste du temps il va nager. A l’automne, il passe de longs après-midi à regarder de vieux messieurs qui manœuvrent leurs cerfs-volants au Round de Hyde Park. Il décide de terminer Murphy sur cette image. Il a trouvé maintenant la plupart des personnages de son roman. Il met fin à sa cure de psychanalyse. Jung, qui a soixante ans, donne à Londres une série de six conférences, du 5 septembre au 4 octobre l935. Beckett assiste à la troisième qui lui fait une telle impression que Jung, combiné à Descartes, et à Geulincx, lui fournit les stimuli nécessaires pour structurer son roman. Les propos de Jung apportent enfin à Sam une explication rationnelle de sa relation avec sa mère. Il croit même pouvoir venir s’installer définitivement à Dublin où il se " doit " à sa mère. " Je détestais Londres ", dit-il. McGreevy lui conseille de quitter Londres s’il veut, mais d’aller n’importe où, sauf à Dublin. De fait, à peine est-il arrivé à Dublin qu’il s’alite et s’abandonne aux soins de sa mère. Beckett ressort son vieil imperméable, dissimule ses livres dans ses poches et va les vendre pour boire. Il parcourt chaque jour huit à quinze kilomètres. Son recueil de poèmes Echo’s bones, édité à compte d’auteur, tombe à plat. Beckett travaille depuis quatre ans à Murphy. Il adopte pour décor de ce roman un hôpital psychiatrique que la fréquentation de Geoffrey Thomson lui permet de connaître à fond. Il continue de remodeler son livre alors même qu’il l’envoie déjà à des éditeurs. En deux ans, quarante deux éditeurs vont le refuser avant que Routledge accepte de le publier, Beckett étant déjà installé à Paris. Toutes les lettres de cette époque reflètent une double obsession : Murphy et lui-même. Il s’est d’abord lié avec l’écrivain Cecil Salked qui vient de rentrer d’Allemagne. Par Salked, Sam rencontre un autre écrivain, Austin Clarke, qui ne peut pardonner à Beckett de l’avoir classé dans un article parmi les "antiquaires ", c’est-à-dire les écrivains passéistes. Il se lie aussi avec son oncle Gerald, le Dr Beckett, en compagnie de qui il fait du piano à quatre mains et de la natation. Il recommence à envisager la possibilité de vivre complètement à Dublin. En un an il a vendu deux exemplaires de More Bricks et vingt de Proust. Il recommence à aller au théâtre, à la Drama League qui a monté plusieurs pièces de Pirandello et chez un autre groupe amateur qui s’intéresse au théâtre contemporain. Il songe à écrire une pièce sur Samuel Johnson, le grand écrivain anglais du XVIIIe siècle.


1936

Il fait un voyage de six mois dans une Allemagne qu’il ne reconnaît plus, où il souffre de maladie et de solitude. Il visite Hambourg, Lunebourg, Hanovre, Brunswig, Magdebourg, Potsdam, Dresde, Berlin. Partout il passe son temps dans les musées, les cafés, les guinguettes. A Berlin, il trouve les collections des musées prodigieuses mais il est déçu de ne pas voir de peinture moderne. Il ne fait aucune remarque sur la situation politique. Le Dr Will Grohmann, victime des nazis le reçoit amicalement et lui fait visiter les meilleures collections particulières d’Allemagne. Il y voit les tableaux de Cézanne, Léger, Chagall, Archipenka, Munch, Kirchner, etc Il rencontre une Allemande apparentée à Tourgueniev et mariée a un Italien nommé Pozzo !

Un jour, il s’égare dans un hôtel de Nuremberg qui sert de quartier général aux nazis. Un étudiant de Munich, qui écrit une thèse sur Proust, connaît bien l’essai de Beckett.


1937

Au début d’avril, Sam ne songe plus qu’à quitter l’Allemagne et rentre au plus vite chez lui. Il n’a presque rien écrit au cours de ce long voyage qui l’a démoralisé. Il refuse tout ce que ses proches lui proposent pour le sortir du marasme où il est plongé. Le projet d’une pièce sur Samuel Johnson se précise : spectacle ambitieux nécessitant une vaste scène à plusieurs niveaux, un grand nombre d’entrées et de sorties, des effets sonores. Il conservera jusqu’en 1957 le manuscrit incomplet de ce projet avorté. Il boit de plus en plus sans chercher désormais à se cacher de sa mère quand il est ivre. L’avant-veille du mariage de son frère Franck avec lequel il ne communique plus depuis longtemps, ivre mort, il égare son chapeau préféré, et se blesse à la tête en essayant de défoncer la porte du jardin dont il a perdu la clef. A la suite d’un accident de la route, il est condamné pour conduite en état d’ivresse. Enfin, il trouve le courage de quitter Dublin et de retourner à Paris " seul endroit où il a été aussi heureux qu’il estime pouvoir l’être ".

En arrivant à Paris au cours de la dernière semaine d’octobre, Sam cherche à se loger à Montparnasse. Mais dès le début novembre il est obligé de retourner à Dublin pour témoigner à un procès en diffamation gui oppose son cousin Harry Sinclair à Oliver St. Cogarthy dans une affaire de mœurs. La mauvaise réputation de Sam ôte toute valeur à son témoignage au regard des bien-pensants. Harry Sinclair gagne tout de même son procès. Beckett peut enfin retourner à Paris qui est pour lui synonyme d’intelligence, d’ouverture d’esprit et d’indépendance. Il est sûr d’y trouver la liberté de passer ses jours et ses nuits comme il l’entend. Le 3 décembre, il est de retour à l’hôtel Liberia. Il y reçoit aussitôt de George Reavy la bonne nouvelle : refusé depuis deux ans par quarante éditeurs, Murphy va être publié au printemps par Routledge qui fait parvenir à Beckett une avance sur droits d’auteur de 25 livres. Ses amis parisiens l’ont accueilli avec ferveur. Il retrouve avec joie Alfred Péron. Il se décide à reprendre contact avec les Joyce. Il accompagne les Joyce dans des soirées. C’est ainsi qu’à Noël il fait la connaissance de Peggy Guggenheim, la riche héritière américaine qui fait la navette entre Londres où elle a ouvert une galerie de tableaux et Paris où elle mène une vie agitée. Peggy et Sam deviennent amis, puis amants, pour treize mois. Sam peut enfin lire le voyage au bout de la nuit dans lequel il voit le plus grand roman des littératures française et anglaise au risque de déplaire à James Joyce. Mais l’aspect politique du livre de Céline lui est indifférent. Peggy Guggenheim lui fait aussi découvrir Oblomov de Gontcharov dont le héros, par sa nonchalance, lui paraît présenter d’étranges ressemblances avec lui-même. Il reconnaît en lui son propre manque d’énergie et de volonté. Il est ivre tous les jours. Ayant trouvé une amie irlandaise dans son propre lit, Peggy Guggenheim le met à la porte. Au cours de cette année, Sam s’est lié avec les frères Van Velde. Il a fait des traductions (Zone d’Apollinaire), des notes pour Transition. Il rencontre Giacometti, Duchamp. Il commence à écrire, en français, des poèmes.


1938

Revenu à l’hôtel Liberia, au matin du 7 janvier, alors qu’il rentre d’une expédition nocturne avec ses amis Duncan, il est agressé par un proxénète qu’il connaît de vue et qui lui plonge son couteau dans la poitrine. Transporté à l’hôpital Broussais, dont il note avec satisfaction que Verlaine y fut souvent soigné, il reçoit la visite d’une amie qu’il avait connue à l’École Normale puis perdue de vue. Elle a lu la nouvelle dans les journaux et est venue dès qu’elle a appris où il se trouvait. Elle s’appelle Suzanne Deschevaux-Dumesnil, est pianiste et ne quittera plus Samuel Beckett. Joyce lui rend visite à l’hôpital et lui fait donner une chambre particulière. Sa famille apprend la nouvelle en Irlande par un journal qui titre : " Un poète irlandais frappé d’un coup de couteau à Paris au petit matin. " Sa mère et son frère viennent lui rendre visite à l’hôpital. Mais c’est la présence de Suzanne Deschevaux Dumesnil, originaire de Troyes et de sept ans plus âgée que lui, qui compte désormais le plus pour lui. Un mot de Peggy Guggenheim qui a renoué avec lui à cette occasion : " Elle faisait des rideaux pendant que je faisais des scènes. " Quelques semaines plus tard, au cours du procès, il demande à Prudent, son agresseur, pourquoi il l’a attaqué avec une telle violence. L’autre répond : " Est-ce que je sais ? "

Murphy paraît le 7 mars. Les articles des grands journaux anglais sont plutôt favorables. Dans le New English Weekly le poète Dylan Thomas en fait un compte rendu particulièrement élogieux. Mais le livre ne se vend pas. Sam refuse de suivre ses amis Geer et Lise Van Velde en Hollande. Au début d’avril il trouve un petit appartement " studio, soupente, chambre à coucher, salle de bains, entrée, commodités, et petite cuisine " au 6 de la rue des Favorites dans le quartier ouvrier de Vaugirard, à deux pas de l’impasse de l’Enfant Jésus dont le nom l’enchante, et non loin des abattoirs de Vaugirard. Il le meuble de bric et de broc, en utilisant beaucoup les laissés-pour-compte de Joyce. Il commence avec Alfred Péron, nommé au lycée Buffon, la traduction de Murphy. Refusée par Raymond Queneau chez Gallimard, elle ne sera publiée qu’en 1947 chez Bordas. Il se rend à Londres pour l’inauguration de l’exposition Geer Van Velde chez Guggenheim jeune, qui a pu avoir lieu grâce à lui. Au retour, persuadé d’avoir récupéré sa force de travail, il évite à dessein Peggy, les Van Velde, les Joyce, les Duncan. Ses amis commencent à découvrir un homme tranquille, sûr de lui et de son art. Il n’a plus besoin de se noyer dans l’alcool, ni de choquer par ses propos. Il va rendre visite à sa mère qui a failli brûler dans son lit. Il jouit des paysages irlandais. Il rentre à Paris où il se sent de plus en plus chez lui. Il va deux fois au cours de l’été en Bretagne où les Péron passent leurs vacances. Alors que les bruits de guerre se rapprochent, Joyce met la dernière main à Work in progress, premier titre de Finnegans wake. Beckett dit son enthousiasme après avoir lu le manuscrit. Il passe ses vacances en Irlande.


1939

Tous les mardis, Sam déjeune avec Péron et ensuite il joue au tennis. Sa correspondance se fait plus rare. Il renonce à ces longues descriptions de l’activité quotidienne et à ces digressions philosophiques qui lui prenaient plus de temps que l’élaboration de son œuvre. Il se sent de plus en plus chez lui en France. Il ne cherche plus à savoir ce qui se passe à Londres ou à Dublin. Il se fait de nouveaux amis comme le graveur John Buckland-Wright et sa femme qui habitent sur la rive gauche. A la fin du mois de février, une longue grippe le laisse plus épuisé et plus maigre que jamais. Les droits d’auteurs de Murphy, malgré leur minceur, améliorent sa situation. En juillet il passe ses dernières vacances en Irlande, avec sa mère. C’est là que la déclaration de guerre le surprend. Sa famille tente de le retenir mais il ne songe qu’aux amis qu’il a laissés à Paris. Et puis, dit-il, " je préférais la France en guerre à l’Irlande en paix ". Mais c’est surtout la pensée de Suzanne restée seule à Paris qui le rappelle. Il fait donc ses bagages et rentre à Paris. Marcel Duchamp et son amie Marie Reynolds, avec qui Beckett a pris l’habitude de jouer aux échecs, envisagent de partir aux Etats-Unis. Alfred Péron est mobilisé à Lorient. Passant outre aux conseils de ses amis, Sam décide de rester à Paris et entreprend des démarches pour obtenir des papiers d’étranger neutre conformes au statut de l’Irlande. Vers Noël, Joyce, affaibli et malade, part avec les siens pour Saint-Gérand-le Puy où Beckett viendra fêter son anniversaire, le 15 février suivant. Finnegans wake a été éclipsé par les événements.


1940

Beckett va rendre visite à Alfred Péron qui séjourne en Bretagne. Péron demande à sa femme de s’adresser à Sam en cas de difficulté. Le 9 juin, c’est l’exode. Beckett prend le dernier train pour Vichy sans avoir ses papiers en règle. Il rencontre les Joyce à Vichy. Puis, en train et à pied, il va jusqu’à Toulouse, puis Cahors, couchant à la belle étoile pour échapper aux rafles et aux camps de réfugiés. Il apprend que Marie Reynolds est à Arcachon où il arrive fourbu et fauché. Finalement il remonte à Paris où il décide de rester. Parmi les amis de Beckett les uns, juifs, sont déportés. D’autres collaborent plus ou moins. Lui-même sort de sa neutralité pour protester contre le traitement imposé par les nazis à ses amis juifs. A la fin d’octobre 1940 il fait partie de la résistance qui commence à s’organiser. Son rôle y apparaît plus important qu’on ne l’a dit. Il a été introduit dans la Résistance par Péron qui est revenu enseigner au lycée Buffon et Janine Picabia le fait entrer dans le Groupe du Musée de l'Homme où il est connu sous le surnom de Sam ou l’Irlandais. Il joue le rôle de boîte aux lettres. Il utilise la microphotographie pour centraliser l’information. Il va collecter des renseignements sur les installations allemandes à Brest, à Dieppe, à Châlons. Les groupes Etoile et Gloria, auxquels il est bientôt rattaché, se développent. Ce premier mouvement de résistance se déroule dans une ambiance "boy-scout" Bientôt il y aura un traître parmi eux.


1941

A la mi janvier, Beckett apprend la mort de Joyce à Zurich. Suzanne Deschevaux-Dumesnil qui vit avec Beckett participe aussi aux activités de Gloria.


1942

Après une première alerte, Péron ayant été arrêté, Marie Péron réussit à prévenir Beckett. Le groupe Gloria est démantelé. Ayant échappé de peu à l’arrestation, Sam et Suzanne réussissent à passer en zone libre. Ayant appris que des amis de sa femme sont fermiers et vivent dans le village de Roussillon-en-Vaucluse, Suzanne et Sam partent pour le Midi. Au début de novembre 1942, après un mois de fuite, ils font leur entrée à Roussillon. Ils commencent par loger à l’hôtel Escoffier, tenu par la veuve du grand chef. Le village est déjà plein de réfugiés, parmi lesquels la famille du peintre Hayden et des Juifs parisiens. Par goût des échecs, Beckett se lie aux Hayden. Il se lie aussi avec une vieille Anglaise excentrique, Miss Beamish, qui lui fait connaître l’agriculteur Bonelly et son frère, homme silencieux et dur qu’il mentionnera dans En attendant Godot. En revanche, il se fait un véritable ami d’un autre agriculteur, Aude, dont il a souvent partagé les repas et les travaux qui l’arrachent à la vie monotone de Roussillon.


1943

A Roussillon on trouve la nourriture, le vin, les cigarettes. Mais la solitude engendre angoisse et dépression. Sam et Suzanne quittent l’hôtel et vont habiter une petite maison en lisière du village. Il se lance dans un long ouvrage romanesque, le premier depuis Murphy. Ce sera Watt, troisième et dernier roman écrit en anglais, " un simple jeu, un moyen de ne pas devenir fou, de garder la main ". Aujourd’hui encore Sam se demande comment ils s’en sont sortis, lui et sa femme. Ses compagnons d’exil et les paysans du coin le plaisantent sur ses vagabondages à travers la garrigue environnante. Il a la nostalgie de la rue des Favorites. Il consacre à Watt un minimum de trois heures par jour. Deux ou trois fois par semaine il va travailler chez Aude. Tous les soirs, il joue aux échecs avec Hayden.


1944

Au moment du débarquement allié en Europe, Beckett participe comme tout le monde à l’activité des maquis, de près ou de loin. Le maquis du Vaucluse est placé sous le commandement du poète René Char. Mais il y a de multiples petits maquis indépendants. Après de nombreuses hésitations, Sam participe à des sabotages et disparaît souvent pour plusieurs jours. Le 24 août 1944, les Américains arrivent à Roussillon.

Les maquisards défilent sur la route. " A l’arrière, en dehors de la cohorte, Beckett marche sans fusil, tête basse, sombre et silencieux. " On passe encore Noël et le Nouvel An dans les terres rouges de Roussillon.


1945

En avril, ayant emprunté 7 000 francs à Aude, Sam et Suzanne prennent le car pour Avignon, puis le train pour Paris. Watt est terminé. L’auteur en est satisfait et veut le publier. Il est obligé de passer par l’Angleterre pour rejoindre sa famille en Irlande. A Londres il rencontre par hasard Janine Picabia qu’il avait perdue de vue depuis l’anéantissement du réseau Gloria en 1942. Il n’a aucune nouvelle de Péron et de sa famille. Il retrouve sa mère atteinte de la maladie de Parkinson. Il retrouve aussi son frère Franck qui a beaucoup vieilli et avec lequel le fossé s’est encore élargi. Il éprouve une certaine rancœur envers ses amis irlandais : " Mes amis se nourrissent de sciure de bois aux navets tandis que toute l’Irlande bâfre tranquillement. " La plus grande déception lui vient de Tom McGreevy, installé directeur de la National Gallery, catholique actif et conformiste. Ils vont poursuivre une correspondance fidèle mais dépourvue des épanchements d’autrefois. Sam a pris des contacts, qui s’annoncent difficiles au sujet de Watt en Irlande, en Angleterre, aux Etats-Unis. Ii peut maintenant rentrer à Paris. Il a hâte d’aider Suzanne, les Hayden, Marie Péron. A la mi-juin, une lettre de Marie Péron lui annonce qu’Alfred est décédé d’épuisement après sa libération de Mauthausen. La mort d’Alfred Péron fortifie sa décision de vivre en France. Ses papiers ne lui permettant pas de vivre en France, il s’engage dans la Croix-Rouge, fait partie d’une unité irlandaise installée à Saint-Lô, ville martyre. Sam est l’économe de cette unité hospitalière et, à ce titre, il fait la navette entre Saint-Lo et Paris. Il sert aussi d’interprète. Il écrit son dernier poème en anglais : " Saint-Lô " qui paraîtra quelques mois plus tard dans Irish Times. Il est aussi l’auteur d’un article : " La peinture des Van Velde ou le monde et le pantalon " qui paraît dans Les Cahiers d’Art.


1946

Il démissionne en janvier 1946 après avoir rempli une ultime mission, conduire une infirmière-major en jeep de Paris à Dieppe à travers une tempête de neige. Il assiste à Saint-Lô à une hallucinante messe de minuit aux bougies dans une cathédrale éventrée. Dernière mission : trouver de la mort-aux-rats. Saint-Lo est infesté par ces rongeurs. Commence alors une période d’intense création que Beckett a nommée par la suite " le siège dans la chambre " et qui durera une bonne partie des années 50. Il a quarante ans quand il peut enfin se fixer à Paris. Auparavant, pareil en cela à beaucoup d’autres issus du même milieu que lui qui se fixèrent à Paris dans les années 20 et 30, il avait choisi de mener la vie d’un écrivain sans être sur d’avoir quelque chose à dire. En 1945, il a une malle pleine de manuscrits qu’il ne peut se résoudre à détruire et qu’il gardera jusqu’en 1974, date à laquelle il entreprendra de les classer, acceptant d’en publier quelques uns. Watt n’a toujours pas trouvé d’éditeur. Au cours d’un voyage à Dublin, il a la révélation de ce que devra être " l’écrit beckettien ". En mai de la même année, un peu d’argent en poche et beaucoup d’idées en tête, il retourne à Paris. Il écrit sans arrêt. Il présente sa nouvelle écrite en français, Suite, à Sartre à qui Alfred Péron l’avait présenté avant la guerre. Cette nouvelle, réduite de moitié à la suite d’un malentendu, parait dans le numéro de juillet des Temps modernes. Douze poèmes en français, écrits en 1938-1939, paraissent dans le numéro de novembre de la même revue. En juillet, il s’est mis à écrire Mercier et Camier en français. C’est sa première tentative du genre. On ne sait si Mercier et Camier a été écrit juste avant Molloy ou peut-être en même temps. Bien qu’il craigne que son français fasse sourire, il fait parvenir le manuscrit de Mercier et Camier chez Bordas, éditeur français de Murphy. Une semaine, du 6 au 14 octobre, lui suffit pour écrire une nouvelle, L’expulsé. Au cours de cette période il intrigue ses proches par son comportement : il est en transe, il dort le jour et écrit la nuit. Quand il a fini d’écrire, il rôde dans les rues à la recherche du dernier café ouvert. Il finit par tomber malade. Sur le conseil d’un homéopathe, Sam et Suzanne louent une maison en Eure-et-Loir. Le changement d’air lui est profitable. A son retour à Paris, Max-Pol Fouchet publie L’expulsé dans la revue Fontaine. Les Beckett ont grand besoin d’argent. Un temps ils vivent uniquement avec les travaux de couture de Suzanne. Ils habitent le même appartement, mais ont des vies très indépendantes. Très vite, Suzanne cesse d’accompagner Sam dans les soirées chez des amis. Elle préfère la solitude, sa propre famille, le théâtre. Sam écrit Premier amour qu’il refusera de publier jusqu’en 1970. Entre Noël 1946 et le 1er janvier 1947, il écrit Le calmant.


1947

L’accord entre Samuel Beckett et l’éditeur Bordas, qui devait publier Mercier et Camier après avoir publié la traduction française de Murphy (quatre exemplaires vendus en 1948), est rompu. Sam, pour vivre, traduit en français des articles pour le Reader’s Digest. Il fréquente les galeries et les musées. Il visite quelques expositions importantes de cette époque : Van Gogh à l’orangerie (Artaud a vu aussi cette exposition quelques semaines avant sa mort) ; Bonnard au Louvre. Il souffre de divers maux, rhumatismes, rhumes, migraines, insomnies. Désireux d’échapper à la dépression noire où le plonge le roman, il tente une diversion et se met à écrire pour le théâtre. Sa première pièce est Eleutheria. Un de ses amis confie le manuscrit à Jean Vilar qui s’y intéresse, commence par égarer le manuscrit pendant plusieurs mois, puis demande des coupures que Beckett refuse. Il prend pour agent littéraire en Irlande George Reevy. Il se rend en Irlande pour traiter l’affaire et, pendant son séjour, la santé de sa mère se détériore de façon régulière. Il passe de longs après-midi à la National Gallery où a lieu une exposition de peinture française avec des tableaux de Geer Van Velde. L’argent qu’il rapporte de Dublin lui permet de passer avec Suzanne six semaines à Menton où il retrouve les Sinclair. A leur tour les Grenier-Hussenot, compagnie en vogue, s’intéressent à Eleutheria. Encore un projet sans suite. Désormais, c’est Suzanne qui va faire office d’agent littéraire. Elle porte les manuscrits chez les éditeurs et chez les directeurs de théâtre. C’est elle aussi qui sollicite et transmet à divers périodiques les traductions qui les font vivre. Sam s’est mis à son nouveau roman, Molloy, en septembre 1947, il le termine en janvier 1948. II veut que Molloy paraisse avoir été écrit par un Français d’origine et, dans ce souci, travaille beaucoup sa langue avec la veuve d’Alfred Péron. Il considère que Molloy est le premier roman où il soit parvenu à rendre compte de sa propre expérience. Il évite les membres du groupe Joyce qui ont regagné Paris, parmi lesquels figurent Sylvia Beach et Stuart Gilbert. Il revient déprimé des quelques visites qu’il rend à Lucia Joyce, soignée dans une maison de santé à Ivry. Il retrouve difficilement la France qu’il a connue et aimée avant-guerre dans un Paris rendu épuisant par les paperasseries administratives et par les luttes politiques. Les conditions matérielles sont épouvantables et encore aggravées pour Beckett par les incertitudes de son statut d’étranger. On lui refuse un emploi à l’UNESCO.


1948

Beckett donne des leçons d’anglais ; Suzanne fait de la couture ; il reçoit des commandes de traductions alimentaires. Il se plaint de manquer de temps pour son œuvre. Il ne veut pas que Suzanne présente le manuscrit de Molloy aux éditeurs avant qu’il ait achevé le roman suivant, Malone meurt. Il ne prévoit pas encore d’en faire une trilogie avec L’innommable. Malone meurt le plonge dans un état second qui fait craindre à ses proches pour sa santé, et même pour sa vie. Pourtant, le roman achevé, on le retrouve en pleine euphorie. De passage à Paris, Tom McGreevy emmène les Beckett revoir Andromaque à la Comédie-Française. Des poèmes de Sarn paraissent en juin dans la revue Transition 48 de Georges Duthuit qui propose à Beckett un poste de traducteur permanent. Beckett accepte avec empressement. L’automne à Paris est magnifique. La jeune génération des Beckett, les enfants de son frère, viennent y faire des études : Maurice Sinclair, Hilary Heron, John Beckett qui veut devenir musicien. Beckett lui-même travaille les Etudes de Chopin avec une ferveur qui étonne ses amis. Il commence à s’énerver parce qu’il n’a mis aucun nouveau livre en train. C’est maintenant qu’il va aborder sérieusement le théâtre. Il écrit En attendant Godot entre le 9 octobre 1948 et le 29 janvier 1949.


1949

De 1948 à 1953, presque tous les numéros de Transition publient des textes traduits par Beckett. La forte personnalité de Gorges Duthuit, directeur de cette revue, cimente un groupe cohérent d’artistes et d’intellectuels parmi lesquels figurent Nicolas de Staël, Jean-Paul Riopelle, Bram Van Velde, Jacques Putnam. On fume, on joue aux machines à sous, on pratique le tennis et les jeux de mots. Duthuit pousse Beckett à " noter " leurs conversations. Il en tirera Three dialogues sur Tal-Coat, André Masson, Bram Van Velde qui, ami de longue date, devient à cette époque un intime de Beckett. Suzanne fait la tournée des directeurs de théâtre avec le manuscrit de En attendant Godot. Au printemps 1949 elle a déjà essuyé trois refus. Au cours d’un séjour à Dublin, provoqué par l’état critique de sa mère, il brûle les lettres de Joyce, de McGreevy, et d’autres amis. Il refuse de parler de sa nouvelle œuvre.


1950

Ayant entendu parler d’un metteur en scène ami d’Artaud (que Beckett admire), Suzanne va déposer les manuscrits d’Eleuteria et de En attendant Godot à la Gaîté Montparnasse où Roger Blin vient de monter La sonate des spectres. Blin a entendu louer Beckett par Tristan Tzara et Max-Pol Fouchet. Il lit les pièces chez lui, ne comprend pas grand-chose à Godot qui l’enthousiasme pourtant. Il envisage d’abord de monter Eleutheria, plus conforme à la tradition. Puis il se concentre sur En attendant Godot auquel il reproche de ne compter aucun rôle féminin. Il avertit Beckett, qui est venu voir plusieurs fois La sonate des spectres, qu’il lui faudra attendre longtemps avant de trouver un lieu et de l’argent. Beckett a commencé d’écrire L’innommable qu’il veut d’abord intituler Mahood. Une grande amitié naît entre Roger Blin et Sam Beckett : " Beckett devint l’un des deux êtres les plus importants de ma vie. Lui et Artaud se partagent mes sentiments. " A la mi juin, Sam part pour l’Irlande en emportant le manuscrit de L’innommable. Sa mère est à l’agonie. Elle meurt en début de soirée le 25 août, veillée par Sam qui se plaint amèrement au Pr Thomson du " soi-disant Dieu qui permet de telles souffrances ". Il revient à Paris sans apporter le moindre souvenir de May Beckett. Suzanne apprend que Jérôme Lindon a racheté les Editions de Minuit fondées pendant l’Occupation par Vercors, et qu’il veut y défendre la jeune littérature d’avant-garde. Les Editions de Minuit connaissent des difficultés. Lindon a entendu parler de Beckett qui semble jouir déjà d’une réputation souterraine. Fin octobre, Suzanne remet les trois manuscrits à Georges Lambrichs. Lindon emporte un jour Molloy chez lui, le lit en une nuit, veut contacter l’auteur dont on n’a même pas l’adresse. Quand on finit par l’atteindre, Sam refuse de venir lui-même voir Lindon, paniqué à l’idée d’être enfin publié. Il laisse Suzanne mener les négociations jusqu’au bout. Beckett voudrait que l’on publie les trois romans ensemble. Lindon accepte Molloy, puis cède pour Malone meurt, mais il hésite pour L’innom mable. Les contrats sont enfin signés le 15 novembre.


1951

" Maintenant que nous voilà embarqués dans une sale histoire, je crois que nous pouvons nous dire ça ", écrit Beckett à Blin. Trois copies de Godot sont en circulation, une chez Georges Neveux qui préside la commission d’aide à la création, une chez Jean-Marie Serreau qui veut inaugurer son théâtre de Babylone par une pantomime ou par une pièce politique et auquel Roger Blin demande son concours, ayant perdu espoir de disposer des Noctambules, la troisième copie est chez Jérôme Lindon qui se prépare à éditer la pièce malgré les menaces de faillite qui pèsent sur les Editions de Minuit. Gisèle Freund photographie Sam pour les besoins de la presse. Au cours d’une visite à leurs amis Henri et Josette Hayden à Rueil-en-Brie en Seine-et-Marne, à une heure de Paris, Sam et Suzanne découvre une terre " verte et plate, mais ni trop verte ni trop plate " qui leur rappelle l’Irlande. Enchantés, Sam et Suzanne commencent par louer une petite maison à Ussy-sur-Marne. Le 7 juin le ministère accorde une subvention pour monter En attendant Godot. Roger Blin n’étant plus tout à fait sûr de pouvoir la monter dans l’immédiat, Suzanne porte la pièce à trente directeurs de théâtre qui la refusent. Molloy et Malone meurt, tirés à trois mille exemplaires, se vendent régulièrement. Jérôme Lindon s’engage à publier toutes les œuvres de Beckett. Il rachète même les droits de Murphy à Bordas. En mai, Georges Bataille publie "le silence de Molloy " dans Critique. Complètement débordé Sam n’écrit rien au cours de l’année 1951. Il décide d’assumer un rôle de plus en plus actif dans la réalisation de son œuvre dramatique. Le théâtre semble être devenu sa vraie vocation.


1952

Le 29 janvier, une lettre de Georges Neveux à Blin lui annonce que sa subvention sera de 700 000 francs de l’époque. La pièce est déjà programmée au Théâtre de Poche après la série de représentations de Oncle Vania mise en scène par Sacha Pitoëff. On diffuse un fragment de la pièce à la radio. Beckett est resté chez lui. Beaucoup d’invités quittent le studio avant la fin. Apprécié en France, Beckett reste ignoré dans le monde anglo-saxon. Il continue de fréquenter les grands cafés de Montparnasse, le Dôme, la Coupole, la Rotonde, la Closerie des Lilas. Mais la notoriété naissante le repousse vers des bars plus intimes, ouverts toute la nuit, le Rosebud et le Falstaff. Il aime dîner avec des amis aux Îles Marquises, rue de la Gaîté. Il va souvent à Bobino, son music-hall préféré. Suzanne l’accompagne au cinéma. Ils aiment de plus en plus la campagne de Seine-et-Marne, achètent le terrain d’Ussy.

Avec l’aide d’un entrepreneur du coin, Sam construit une petite maison bâtarde, où il ne reçoit que des amis. Ce sera la " Maison de Godot ". Deux pièces dans un champ éloigné, élevé, au-delà de Meaux, à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Il espère " y vivre plus tard en regardant l’herbe essayer de pousser entre les pierres et en détruisant les jolies moutardes des champs ". " Ça me convient tout à fait. " Il retrouve le contact avec son frère Franck, qui adore travailler à cette maison. On en est à la troisième distribution de Godot, de nombreux acteurs refusant des rôles qu’ils ne comprennent pas. Le Théâtre de Poche ne sera pas disponible avant de longs mois. On cherche ailleurs. Lindon propose de sortir le livre à la date prévue pour la création. Le tirage sera de 2500 exemplaires. C’est alors que J.M. Serreau, qui n’a pas trouvé ce qu’il cherchait, propose le théâtre de Babylone. On signe le contrat le 2 novembre. La création est prévue pour janvier 1953. La distribution comprendra Roger Blin (Pozzo) Lucien Raimbourg (Vladimir), Pierre Latour (Estragon), Jean Martin (Lucky). A Sergio Gerstein, décorateur, qui demande quels sont les moyens mis à sa disposition, Roger Blin répond : " Pas un sou de merde. " Alors que Blin improvise jour après jour, Beckett voudrait un plan rigide de répétitions. Alors il se réfugie dans le fond de la salle, fumant cigarette sur cigarette. Blin le déconcerte encore en laissant entrer les amis et les journalistes.


1953

5 janvier : première publique de En attendant Godot au théâtre de Babylone. C’est tout de suite un événement. Turbulent au cours des premières représentations, le public se fait de plus en plus attentif. A quarante-sept ans, Sam devient célèbre. Il va se cacher à Ussy et refuse toutes les interviews. Il rentre à Paris quinze jours après la première, adoptant l’arme à trois pointes de Joyce : le silence, l’exil, la ruse. L’Américain Richard Seaver, fondateur à Paris de la revue Merlin et des éditions du même nom, enthousiasmé par la lecture de Molloy, entreprend de publier Watt qui attend depuis neuf ans. Il faudra d’abord pour cela que, selon la loi française, l’éditeur américain s’associe avec un Français, en l’occurrence Maurice Girodias, créateur d’Olympia

Press, spécialisée dans les ouvrages pornographiques commandés à des auteurs tels que Terry Southern, et William Burroughs. A peine paru, Watt est interdit en Irlande pour obscénité. En France, Godot monopolise l’attention, mais Beckett est dans une impasse romanesque qui ne prendra fin qu’en 1960 avec Comment c’est. Il en reste au stade des fragments en prose, des Textes pour rien. " J’ai de plus en plus l’impression que je ne serai peut-être plus capable d’écrire autre chose... peut-être une autre pièce un jour " (à McGreevy). Huit villes allemandes ont programmé simultanément Godot. Fêté par le Tout-Paris d’avant-garde, Beckett retrouve de vieux amis comme Philippe Soupault, s’en fait de nouveaux comme Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault. Il traduit En attendant Godot en anglais. En septembre, on reprend En attendant Godot au théâtre de Babylone, sans Lucien Raimbourg. Méfiant à l’égard des metteurs en scène, Beckett décide de transférer toute demande de droits pour des mises en scène qu’il ne pourrait superviser à des agences, se réservant toutes les productions parisiennes, quelques productions allemandes et celles du Royal Court de Londres. C’est à partir de là que de nombreux universitaires du monde entier, désireux de travailler sur son œuvre, demandent à le rencontrer. Il les reçoit avec courtoisie, parvient à leur communiquer seulement des détails superficiels sur lui-même. " Quand vous êtes avec Samuel Beckett, il vous donne le sentiment qu’il n’y a que vous au monde, qu’il ne s’intéresse à personne d’autre ", déclare l’un d’eux.

Il aspire au calme de sa maison d’Ussy qu’il a fait entourer d’un haut mur couronné de tessons de bouteilles.


1954

Waiting for Godot, traduction de Beckett, parait à New York chez Grove Press. Mais le projet de jouer la pièce à Londres se heurte à la censure de Lord Chamberlain qui exige la suppression de passages scabreux. Sam apprend alors que son frère Franck est en train de mourir d’un cancer. C’est lui qu’on charge de lui apprendre son mal. Sam le veille jusqu’à sa mort, le 13 septembre 1954. Il règle les détails de la succession, certifie qu’il est maintenant assez riche pour prendre en charge l’éducation de ses neveux Caroline et Edward. Les Beckett vivent toujours aussi simplement et placent le produit considérable des droits. Ils font faire des travaux dans le petit appartement de la rue des Favorites qu’ils occupent depuis huit ans. Roger Blin et Jean Martin ont demandé à Sam d’écrire une nouvelle pièce pour eux. Il y travaille. Le théâtre lui paraît plus facile que le roman. Fin de partie connaitra deux versions successives en deux actes avant d’aboutir en 1956 à la pièce en un acte que nous connaissons.


1955

Sam caresse l’idée d’aller à Londres conseiller et assister le metteur en scène Peter Hall qui doit monter En attendant Godot. Il a accepté de modifier la plupart des passages incriminés par le Lord Chamberlain. Des comédiens célèbres ont refusé un rôle pour eux dans la pièce. Parmi eux, Sir Ralph Richardson, Sir Laurence Olivier, Sir Alec Guiness. En attendant, Sam passe un été ensoleillé à Ussy à faire du jardinage. Quand Jérôme Lindon lui demande un nouvel ouvrage, il lui propose de réunir treize pièces brèves qu’il intitule Textes pour rien par analogie avec " mesure pour rien " en musique. Il entreprend en anglais un texte dont il publiera un fragment sous le titre d’Un ouvrage abandonné. Après de multiples difficultés, En attendant Godot est créée à Londres le 3 août. Sur le coup, l’accueil est tiède. Mais les articles des deux principaux critiques anglais Harold Hobson et Kenneth Tynan changent la situation et, après être passée de l’Arts Théâtre Club au Criterion Théâtre, la pièce fait salle comble jusqu’en mai 1956. Après une semaine de vacances en octobre avec Georgio Joyce à Zurich, Beckett collabore avec son cousin John Beckett et Deryk Mendel et écrit Acte sans paroles I. A la mi-novembre, il va voir Godot à Londres dont il juge la présentation trop libre et rencontre le metteur en scène américain Alan Schneider qui se prépare à présenter Godot à Miami. On le rencontre maintenant dans les cafés en vogue de Montparnasse, conversant avec des rédacteurs, des éditeurs, des critiques étrangers. On lui décèle une tumeur au poumon qu’un traitement aux rayons parvient à réduire. La version anglaise de Godot est jouée à Dublin (octobre).


1956

En attendant Godot est créée à Miami le 3 janvier. La salle se vide avant la fin. La critique est horrifiée. On y voit une pièce " communiste, athée et existentialiste ". Beckett n’est encore connu que d’une poignée d’intellectuels et d’universitaires enthousiastes. Le choix de Miami est une erreur, et celui de Bert Lahr, créateur du Lion dans Le magicien d’Oz, pour le rôle d’Estragon en est une autre. Au bout de deux semaines on arrête les représentations. Le producteur Michael Myerberg remplace le metteur en scène Alan Schneider par Herbert Berghot et oppose le jeu intellectuel de E.G. Marshalk Didi aux pitreries de Lahr-Gogo. Dans cette nouvelle présentation la pièce est jouée à New York en avril et dépassera la centième. Beckett s’intéresse de très près au sort de la production américaine mais il refuse de se rendre à New York. En attendant Godot a paru en anglais à Londres chez Faber le 10 février. Sam traduit aussi Malone meurt. Le 12 avril 1956, la première version en deux actes de Fin de partie est terminée. Au cours des trois dactylographies qui succèdent au manuscrit, la pièce se rapproche du texte définitif en un acte. Celui-ci est terminé en juin. Sam a écrit la pièce en totalité à Ussy. Elle n’est pas prête à temps pour être présentée au festival de Marseille. En juillet la BBC lui commande une œuvre radiophonique. Sam écrit All that fall dont il termine le premier jet en septembre. Il renâcle à traduire L’innommable. Il relit les classiques, Milton, les élisabéthains qui le déçoivent, Racine, surtout Andromaque et Bérénice, " encore une pièce où il ne se passe rien ". Il paraît s’intéresser de moins en moins aux romans et aux pièces à la mode. Fin de partie est refusée au Studio des Champs-Elysées, au Petit-Marigny, à l’Œuvre. La faillite du Babylone, malgré le succès de Godot, décourage les directeurs. On reprend Godot à New York avec une distribution noire.


1957

La BBC diffuse All that fall. Fin de partie est au point mort à Paris. Beckett fait la traduction anglaise pour Georges Devine qui veut la présenter au Royal Court Théâtre avant la production française. La pièce sort aux Editions de Minuit. Beckett n’est pas satisfait de la traduction anglaise qui perd la concision du français. Il considère à cette époque Fin de partie comme le sommet de son œuvre. Il l’a dédiée à Roger Blin et à Jean Martin. Ce refus français le blesse. Suzanne lie des amitiés personnelles avec Madeleine Renaud, Jean Martin, Robert Pinget, indépendamment de Beckett. Au milieu de mars, ayant appris par Beckett que sa traduction ne sera pas prête à temps, Devin invite la troupe française à donner la première mondiale de Fin de partie à Londres. Beckett apprend alors la mort du peintre Jack B. Yeats. Le Royal Court est un petit théâtre beaucoup mieux équipé que ses homologues en France. Beckett estime que le spectacle y prend un tour trop commercial et accrocheur. La critique anglaise est négative à l’exception de Hobson. Mais du coup le Studio des Champs-Elysées se décide à présenter la pièce à partir du 27 avril. C’est un succès malgré des divergences dans la critique, et Beckett préfère cette simplicité. Atteint d’un kyste au palais, Beckett rejoint Suzanne et Lindon pour quelques jours à Etretat qui lui plaît. Il achève la traduction anglaise de Fin de partie, le 12 août 1957. Le succès est durable au Studio. Mais Blin et Martin, épuisés, au bord de la dépression, sont heureux d’arrêter après 97 représentations. La production allemande déçoit l’auteur. En Angleterre les ennuis reprennent avec la censure de Lord Chamberlain. Beckett se lie d’amitié avec Joan Mitchell, femme peintre américaine, J.P. Riopelle, et Giacometti. Il en résulte de mémorables beuveries à Montparnasse.


1958

Accablé par les migraines et les insomnies, Beckett passe les deux premiers mois de l’année au lit. Frappé par son interprétation de All that fall à la BBC, il écrit une pièce pour le comédien Patrick Magee. C’est Krapp’s last tape (La dernière bande) où il évoque ouvertement la mort de sa mère, Peggy Sinclair, et Roussillon à travers Miss Mc Glone qui s’est d’abord appelée " Miss Beamish ". C’est la première œuvre dramatique écrite par Beckett en anglais parce que destinée à un acteur anglophone. L’archevêque de Dublin ayant refusé de célébrer la messe qui inaugure traditionnelle Tostal de Dublin si les pièces de O’Casey et de Joyce restaient inscrites au programme, Beckett décide de ne plus autoriser la représentation de ses pièces en Irlande. A la suite d’un souhait exprimé par lui, son ami Jack Schwartz lui offre toute la série de l’Encyclopaedia Britannica. C’est à Schwartz que Beckett confie ses manuscrits. Il refuse d’accompagner Blin et la troupe qui sont invités à présenter Fin de partie à la Biennale de Venise. Avec les droits d’auteur de Godot, Sam et Suzanne passent le mois de juillet en Yougoslavie où la pièce se joue avec succès. Le Royal Court Theatre présente enfin le 28 octobre Fin de partie à Londres avec La dernière bande dans une mise en scène de Devine. La presse est défavorable, même Hobson et K. Tynan. En janvier End game (titre anglais de Fin de partie) a été également jouée pour la première fois au Cherry Lane Theatre de New York. Ayant refusé de se rendre aux USA, Sam Beckett a écrit quatorze lettres au metteur en scène Alan Schneider sur les difficultés de la mise en scène. Ces lettres sont publiées dans The Village Voice.


1959

Sam est nommé officiellement docteur honoris causa de Trinity College le 25 février. La traduction française de La dernière bande paraît un mois plus tard. Malgré l’interdiction de l’auteur, les Dublin University Players proposent de présenter Fin de partie fin mars. Sam ne fait pas opposition. Les Beckett décident de quitter le vieil immeuble de la rue des Favorites et achètent un grand appartement dans un immeuble neuf, encore inachevé, du boulevard Saint-Jacques avec vue sur Notre-Dame, sur Montmartre... et sur la prison de la Santé. L’appartement a deux portes, mais contrairement à la légende, les Beckett n’habitent pas deux appartements différents. Ils mènent néanmoins des vies indépendantes. Sam commence la rédaction de Comment c’est. En juin il se rend à Dublin pour y recevoir son titre de docteur. Il y est rejoint par Suzanne. Il travaille tout l’été à Ussy sur Comment c’est. Embers (cendres) jouée à la BBC par Mc Gowran et Patrick Magee remporte le prix Italia. La dernière bande et Cendres paraissent en français en un seul volume comme à Londres. Sam compose en français Acte sans paroles I. Beckett achète sa première voiture, une 2 CV Citroën : un projet de reprise de En attendant Godot à l’Odéon, dont Jean-Louis Barrault vient d’être nommé directeur, échoue à cause de graves divergences entre Barrault et Blin. Beckett devient la coqueluche des universités américaines.


1960

Le 22 mars La dernière bande est créée au théâtre de Babylone. Roger Blin, qui a signé la mise en scène, a refusé le rôle que joue en fin de compte R.J. Chauffard. Beckett est beaucoup intervenu dans la mise en scène et les relations entre les deux hommes se sont tendues. Des retards successifs empêchent Beckett et sa femme d’emménager dans leur nouvel appartement. Fin août, après dix-huit mois de travail, Sam remet le manuscrit de Comment c’est à Jérôme Lindon. Enfin il peut s’installer, d’abord seul, boulevard Saint-Jacques. Pour la première fois il a un bureau à lui.


1961

Beckett lit les œuvres complètes de Yeats. Il fréquente assez régulièrement Audiberti, Adamov, Arrabal, Ionesco. La rencontre de Pinter, au moment où Blin monte Le gardien, donne naissance à une véritable amitié. Beckett essaie entre autres de faire partager à Pinter son admiration sans borne pour Racine dont il trouve de plus en plus l'œuvre en accord avec la sienne. On joue en Angleterre, à Paris, en Allemagne la version opéra de La dernière bande mise en musique par Marcel Mihalovici. Sam décide de légaliser son union avec Suzanne. La formalité a lieu en Angleterre. Beckett a cinquante cinq ans, Suzanne soixante et un ans. En attendant Godot est reprise à l’Odéon-Théâtre de France. Blin assure la mise en scène mais Beckett assiste à toutes les répétitions. Cette reprise est un grand succès et le spectacle doit être prolongé. En mai il partage avec Jorge Luis Borges le Prix International des Editeurs. Il achève Happy days (Oh ! les beaux jours). Maintenant qu’il est riche il aide beaucoup d’amis nécessiteux et place le reste de son argent. Parmi ses assistés, Lucia Joyce internée depuis des années en Angleterre. En juillet la maison d’Ussy est cambriolée. En novembre Sam écrit pour la radio Paroles et musique dont John Beckett compose la musique. On prépare les représentations de Oh ! les beaux jours en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne.

Son neveu Edward entre au conservatoire de Paris. A la fin de l’année, Happy days est créée à New York et à Berlin. Après des débuts difficiles, dans les deux villes, la pièce démarre. Elle aura cent représentations à New York. Beckett fait la connaissance de Stravinski au cours d’un voyage à Amsterdam.


1962

Sam passe les deux premiers mois de l’année à Ussy. Il écrit en français une nouvelle pièce radiophonique : Cascando pour Marcel Mihalovici et la RTF. C’est l’époque des accords d’Evian. Beckett est amené à aider Lindon qui a des ennuis à cause de ses sympathies algériennes. Mais il refuse de signer le Manifeste des 121 malgré l’insistance de Sartre. Thomas McGreevy est élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur. John Devin qui doit monter Happy days à Londres a des problèmes avec le rôle de Winnie qui a été abandonné par Joan Plawright pour cause de grossesse, puis refusé par Vanessa Redgrave et Peggy Ashcroft, et enfin attribué à Brenda Bruce. Le 5 octobre est créé au Gaiety Theatre de Dublin un one man show intitulé End of day, créé et joué par Jack Mc Gowran, qui deviendra l’ami de Beckett. Celui-ci se sent responsable de cet être fragile, menacé par la drogue et l’alcool. A cette occasion, Beckett passe un mois à Londres, assiste aux répétitions de Happy days, mais quitte Londres le jour de la générale sans y assister. Il va à Ussy terminer la version française qu’il envoie à Roger Blin.


1963

Sam passe les mois de janvier et de février à Ussy, traduisant Play en français sous le titre de Comédie. Il vient à Paris écouter la diffusion de Tous ceux qui tombent à la télévision. Oh ! les beaux jours sort aux Editions de Minuit. Barnet Rosset engage des pourparlers avec Beckett, Ionesco, Pinter pour que chacun d’eux écrive un scénario de film. Fin mai, Beckett assiste aux dernières répétitions de Comédie à Ulm-Donau. Il se sent de plus en plus attiré par les metteurs en scène et les acteurs allemands, plus soucieux que les autres de satisfaire aux moindres soucis des auteurs. Il décide d’aller mettre désormais ses pièces lui-même en scène dans les villes allemandes. Il laisse d’ailleurs entendre dans le même temps qu’il renonce au théâtre. Il voudrait se concentrer sur une œuvre majeure, dont avec l’âge la sociabilité forcée du théâtre tend à le détourner. On le reconnaît et on l’importune dans les brasseries de Montparnasse qu’il aimait. Il se réfugie de plus en plus dans l’arrière-salle de la Closerie des Lilas. Il compose Cascando, pièce radiophonique dont Marcel Mihalovici a écrit la musique. En juin commencent les répétitions de Oh ! les beaux jours. Pour le rôle de Winnie, Blin songe à Madeleine Renaud qui ne correspond pas à la description qu’en donne Beckett : " Une femme lourde, un peu grasse ". Beckett accepte à cause de la beauté de la voix de Madeleine Renaud. Il assiste à toutes les répétitions de juin à août. Les premières représentations ont lieu en octobre au théâtre de l’Odéon. Mais la pièce a été créée au cours de l’été à la Biennale de Venise. En octobre encore, Cascando est diffusée par France-Culture. Oh ! les beaux jours est présentée aussi à Dublin avec Marie Kean : c’est un triomphe. H.O. White, qui fut le professeur de Beckett à Trinity College, vient assister à la première, à Paris, malgré son mauvais état de santé. A la fin de l’année, Samconstate qu’il a travaillé à six spectacles et passé plus de la moitié de son temps au théâtre.


1964

En janvier, Play (Comédie) est créée à New York dans une mise en scène de Alan Schneider, puis à Londres, où Sam surveille de près les répétitions. Il assiste même à la première qui divise la critique. Rosemary Harris, Billy Whitelaw et Robert Stephens sont remarquables dans leurs jarres. Les répétitions commencent à Paris, où, gêné par la présence constante de Beckett, J.M. Serreau s’en remet peu à peu à lui pour se consacrer à d’autres spectacles. Il y a conflit entre le caractère débonnaire de Serreau et le perfectionnisme rigide de Beckett. Après des retards successifs, la pièce est créée à Paris le 14 juin. Beckett juge ce travail inférieur à celui de Londres. Il surmonte ses réticences et décide d’aller à New York pour le tournage de ce qui va devenir Film. On a engagé Buster Keaton pour le rôle de O. Sam prend l’avion le 10 juillet et arrive chez Barney Rosset à East Hampton. On commence les prises de vues dans le bas de Manhattan. Sam fréquente Greenwich Village, se lie d’amitié avec le cameraman Joe Coffey. Enfin Beckett rencontre Buster Keaton qu’il admire depuis longtemps. Le film est tourné en un peu moins d’un mois par Alan Schneider, jusque-là exclusivement metteur en scène de théâtre. Agé de soixante dix ans et asthmatique, Buster Keaton fait avec une infinie patience tout ce qu’on lui demande. Après le tournage à New York, Jean Reavy organise un dîner à New York, en faisant figurer au menu toutes les nourritures mentionnées dans l’œuvre de Beckett. On termine le repas par les " Bananes à la Krapp ". Sam accorde la plus importante de ses très rares interviews à John Kobler du Saturday Evening Post. De retour à Paris, il retrouve Suzanne qui accompagne Madeleine Renaud dans la tournée de Oh ! les beaux jours en Italie. Il souffre d’une tumeur bénigne à la mâchoire. Il se fait opérer. Il contribue au refuge politique du Polonais Adam Tarn qui gagne le Canada.


1965

En janvier, on donne à Londres la première représentation non expurgée de En attendant Godot. Au cours de son séjour à Londres, Beckett déclare qu’il préfère maintenant la version anglaise à la version française. Il déclare aussi au Dr Colin Duckworth que le théâtre ne l’intéresse pas. Il se détourne du théâtre conventionnel, donne naissance à des formes dramatiques de plus en plus raréfiées, cherche des moyens d’éliminer l’acteur. Acteurs, écrivains, vieux amis bénéficient de la générosité de Beckett sous forme de chèques, de manuscrits, etc. Suzanne se détourne de plus en plus d’Ussy où Sam est le plus souvent seul. Ses ennuis de mâchoire continuent. Il en est à sa troisième opération. Son ami McGreevy vient de subir sa deuxième crise cardiaque. Des vacances avec Suzanne dans les Alpes Italiennes sont une réussite. Il aide beaucoup son neveu Edward élève de J.P. Rampai. Film ne trouve pas de débouchés, mais remporte le Diploma de Merito à Venise. Il passe l’été à Ussy où il achève Eh ! Joe et travaille aux versions françaises de Dis, Joe et Paroles et Musique. Il compose Come and Go (Va et vient), dramaticule en quelques minutes. Molloy est adapté pour la scène et joué à Genève en novembre. Il traverse les champs à pied pour retrouver près d’Ussy Josette et Henri Hayden, qui a maintenant quatre-vingt-trois ans et vit toute l’année à la campagne. Beckett souffre maintenant des yeux et craint de devenir aveugle.


1966

Au fil des ans, Beckett est devenu le centre d’un groupe d'écrivains irlandais vivant à Paris. Parmi eux Con Leventhal qu'il connaît depuis les années 30 et avec lequel il passe des nuits entières d’un bar à l’autre jusqu’au petit matin. Soirées plus fréquentes mais cependant trop rares à leurs yeux. En janvier, Sam commence " Quatorze semaines non-stop de théâtre, cinéma et télé " (Lettre à Ruby Cohn), consacré à différents travaux de lui à Londres. Il rentre à Paris pour assister au tournage de Comédie par Marin Karmitz. Il refuse par contre d’assister à la commémoration du 25èanniversaire de la mort de Joyce. On crée Va et vient au Petit-Odéon (28 février) dans le cadre d’un spectacle Beckett, Pinget, Ionesco.

Il suit de près la réalisation de Eh ! Joe pour la télévision de Stuttgart, va à Londres diriger Mc Gowran dans le même texte pour la BBC. Il travaille à la traduction de Watt en français avec Ludovic et Agnès Janvier. Sa sœur Jean meurt d’un cancer à l’estomac le 21 août. Il prend en charge son neveu Edward et sa nièce Caroline. Lors de son séjour à Dublin, il voit McGreevy dans un extrême état de faiblesse. Deux textes courts, en français, Assez et Bing, sont publiés aux Editions de Minuit. Sam est déçu de ne plus réussir à écrire des textes longs. Il en rend le théâtre responsable.


1967

Sam abandonne un projet de pièce après deux tentatives. Il parle d’une " œuvre nouvelle " à ses amis. Il assiste à la première, très parisienne, du film de Martin Karmitz d’après la mise en scène de Jean-Marie Serreau pour Comédie. A la suite d’un accident bénin (il est tombé dans la fosse d’un garage), il doit admettre qu’il est en train de perdre la vue, comme Joyce et O’Casey. On diagnostique un glaucome. Il apprend la mort de Thomas McGreevy, le seul être auquel il se soit vraiment confié. Il joue aux échecs seul, fait de longues parties de billard au bistrot du coin. Il fait transporter son piano à Ussy. Invité comme Ionesco et Genet à assister à la convention démocrate de Chicago en 1968, il refuse. Il signe pourtant une pétition en faveur d’Arrabal emprisonné par Franco. Il réalise sa première mise en scène personnelle : Fin de partie au théâtre Schiller de Berlin.


1968

Il refuse la chaire de poésie à Oxford. La mort de tous ses proches parachève peu à peu sa rupture avec l’Irlande. Après trente ans, sa plaie au poumon s’enflamme et provoque des inquiétudes. La traduction française de Watt est publiée aux Editions de Minuit. Avec Suzanne, Sam fête le réveillon à la Closerie des Lilas et va passer la fin de l’hiver à Madère.


1969

Au cours d’un passage à Paris, le critique Adam Tarn lui fait rencontrer le dramaturge polonais Slavomir Mrozek qui l’admire, bien qu’il n’ait jamais pu lire En attendant Godot. Ses séjours à Ussy se prolongent. A Paris même il parvient à retrouver le calme. Il atteint un véritable point d’équilibre, à peine troublé par le scandale en juin de Oh ! Calcutta créée à New York l’année précédente. Seul des cinq sketches de cette revue érotique, celui de Beckett (Souffle) a été identifié. Beckett traite Tynan, auteur de l’opération, de fourbe et de voleur. Sans, texte en prose est publié à Paris, puis traduit en anglais par l’auteur sous le titre de Lessness. Suzanne et Sam vont chercher la chaleur et le soleil à Nabeul, petite ville située en Tunisie. Le séjour se déroule sous la pluie. C’est là qu’il apprend, le 23 octobre, que l’Académie suédoise lui a décerné le prix Nobel de littérature. Au début de l’année, Jérôme Lindon a fait savoir aux dix-huit membres de l’Académie suédoise que Beckett, à la différence de Sartre, ne refuserait pas le prix. Il passe pour avoir eu de Gaulle, Chaplin, Malraux pour concurrents. Le plus sérieux parmi les Français paraît être Malraux qui n’a plus de fonctions ministérielles. On appelle le nouveau lauréat " un inconnu célèbre ". Dès l’annonce de l’événement, photographes et reporters perturbent sa vie quotidienne. A son retour à Paris sa main droite est paralysée par la contracture de Dupuytren. Pour la remise du prix, il refuse de se rendre à Stockholm, il refuse encore d’être représenté selon la tradition par l’ambassadeur d’Irlande. Il exige que le chèque, la médaille d’or et le diplôme soient remis à Jérôme Lindon. Il prolonge son séjour en Tunisie, puis au Portugal, mais décide enfin de rentrer à Paris malgré le tohu-bohu redouté. Avec son prix, il aidera de nombreux artistes, imprimeurs peintres, érudits, financera des spectacles expérimentaux. Sur le coup, il n’a aucun texte nouveau à remettre à ses éditeurs.


1970

Il donne tout de même Premier amour, une nouvelle des années 40, à Jérôme Lindon. Le projet de construire un théâtre Beckett à Oxford échoue au bout de plusieurs années. L’affaire traînait encore en 1977. La vue de Beckett continue de baisser. Il écrit avec un épais feutre noir. Remise plusieurs fois, l’opération a lieu à l’automne dans une petite clinique du boulevard Saint-Jacques. Sam a autorisé la publication de son roman inédit Mercier et Camier.


1971

Une deuxième opération a lieu en février. Peu à peu sa vue redevient normale. En mars, il apprend la mort de son oncle, le Dr James Beckett, paralysé depuis longtemps. Il essaie d’organiser une série de représentations en Europe de " Beginning to end ", montage de textes beckettiens par l’acteur Mc Gowran. Après de multiples péripéties, Mc Gowran jouera au festival de Berlin où Beckett a mis en scène Oh ! les beaux jours. Il parle de vacances à Malte, nage tous les jours, conduit sa voiture. Le dépeupleur, texte dont la composition s’étend de 1967 à 1970, est publié à Paris.


1972

Un éditeur anglais publie la traduction anglaise de Zone d’Apollinaire par Beckett. Au cours de vacances marocaines, une scène de rue inspire à Sam deux courtes pièces Not I (1972) et Chat time (1974). Not I est créée presque en même temps aux Etats-Unis et en Angleterre. A New York, Alan Schneider crée cette pièce au Repértory Theater du Lincoln Center au cours d’un festival Beckett qui comprend La dernière bande, Oh ! les beaux jours, Acte sans paroles I. Le festival est un succès.


1973

A Londres Billie Witelaw crée Not I le 16 janvier, et Albert Finney joue une reprise de La dernière bande : " Regrettable erreur de distribution ", dit Beckett. On publie des éditions à tirage limité de certaines de ses œuvres, dont la traduction du Bateau ivre qui date de 1932, que l’on a retrouvée entre les pages d’un livre. Beckett est élu membre de l’Académie allemande.

Le numéro 2 de la revue Minuit publie Foirades II et III (textes inédits des années 50).


1975

Beckett met lui-même en scène En attendant Godot au théâtre Schiller à Berlin. Pas moi, traduction de Not I, est publiée par les Editions de Minuit et créée en mars au théâtre d’Orsay par Madeleine Renaud.


1976

Première mondiale de That time et Foot falls au Royal Court Theatre de Londres.


1978

En février, Roger Blin fait une nouvelle mise en scène de En attendant Godot pour la Comédie-Française. A son tour, Ottomar Krejca monte la pièce au festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du palais des Papes au mois de juillet. Dans l’intervalle, Delphine Seyrig crée au théâtre d’Orsay Pas, pièce en un acte.


1979

Publication de Compagnie aux Editions de Minuit. " Mac Gowran est disparu, Raimbourg est disparus, Serreau très malade et... Académie Française " (à Adam Tarn 25 avril 1973).


1980

Beckett écrit A piece of monologue pour l’acteur David Warrilow qui a joué avec les Mabou Mines dans des spectacles beckettiens mémorables, y compris une adaptation théâtrale du Dépeupleur.


1981

Mal vu mal dit est publié aux Editions de Minuit. En mai, Stanley Gontarsky et la Société d’études beckettiennes américaine organisent un grand colloque sur Beckett à Ohio State University. Il demande un texte théâtral inédit à Beckett qui lui envoie Ohio impromptu composée tout exprès. C’est Alan Schneider qui la met en scène avec Rand Mitchell et David Warrilow pour interprètes. En septembre, à l’occasion des soixante-quinze ans de Sam, le Centre de Civilisation et de Culture française en collaboration avec le festival d’Automne à Paris, organise la plus importante manifestation jamais consacrée à Beckett sous le titre : " Actualité de Samuel Beckett ". Elle dure de la fin septembre à la mi-novembre avec la participation du Centre Pompidou et de la Compagnie Renaud-Barrault. Treize spectacles, des colloques, une exposition documentaire, des projections vidéo. Un seul inédit : A piece of monologue. Samuel Beckett a passé tout ce temps à Tanger.

En 1981 à Paris, Tom Bishop organise un festival Beckett à l’occasion du 75ème anniversaire de l’écrivain : représentations, exposition, vidéo, table ronde, au Centre G. Pompidou, au Théâtre du Rond-Point. Samuel Beckett écrit Rockaby (Berceuse), pour Billie Whitelaw, à l’occasion du colloque qui a lieu à Buffalo.

L’année suivante, il écrit Catastrophe pour soutenir l’écrivain tchèque Vaclav Havel, emprisonné pour délit d’opinion, et Quad, une pièce pour la télévision.


1982

Samuel Beckett vit désormais tantôt à Paris où il occupe le même appartement depuis vingt ans, boulevard Saint-Jacques, tantôt dans sa maison d’Ussy où il se rend le plus souvent possible par le chemin de fer, trouvant à lagare sa vieille 2 CV pour terminer la route, tantôt à Tanger, où, chaque année, il passe une partie de l’été avec sa femme. Il vit de plus en plus seul, écrit de moins en moins. Pourtant, quand l’Association Internationale de Défense des Artistes (AIDA) lui demande, comme à d’autres écrivains, sa participation à la nuit Vaclav Havel, qui doit avoir lieu le 21 juillet au Verger d’Urbain, dans le cadre du festival d’Avignon, il est parmi les premiers à envoyer sa contribution, une courte pièce intitulée Catastrophe, titre que portera aussi le volume qui paraîtra aux Editions de Minuit à l’automne suivant, composé de quatre pièces brèves : Berceuse (RocRaby), Impromptu d’Ohio, Cette fois (That time), Solo (A piece of monologue).

(La chronologie établie par Alfred Sion, publiée en 1973 chez Belfond s’achève à ce moment de la vie de Beckett, les indications suivantes nous ont été fournies par Valéry Lumbroso, réalisatrice du film)

Dans les années qui vont suivre, il écrira encore de nombreuses pièces, et poèmes. Dont Solo et Cette fois, pour l’acteur David Warrilow, Pas et Berceuse pour Billie Whitelaw. Il compose également ses derniers textes en prose : Comment c’est, Le dépeupleur.

- En 1983 Pierre Chabert met en scène Berceuse, l’Impromptu d’Ohio, Catastrophe, au théâtre du Rond-point en étroite collaboration avec Samuel Beckett qui n’assiste cependant jamais aux représentations de ses pièces. Chabert montera ensuite Compagnie, la Dernière Bande, Oh! les Beaux Jours.

- A partir de 1984, les Festivals Samuel Beckett s’enchaînent : Edimbourgh, Madrid, Jérusalem, Paris.

- A la fin de sa vie son écriture s’épure et se réduit. Il écrit des textes de plus en plus travaillés, comme Soubresauts et Cap au Pire où l’espace entre la vie et la mort est de plus en plus réduit jusqu’à partir " pour le vrai noir où à la fin ne plus avoir à voir ". Il a de plus en plus de difficulté à écrire. Il dira qu’il est devenu aveugle dans cette direction.

- Samuel Beckett, s’éteint en 1989 à l’âge de 83 ans.

 


RENCONTRER BECKETT


Quelques rencontres Beckett

Cioran : Exercices d’admiration (Arcades Gallimard) 1976

Pour deviner cet homme séparé qu’est Beckett, il faudrait s’appesantir sur la locution " se tenir à l’écart ", devise tacite de chacun de ses instants, sur ce qu’elle suppose de solitude et d’obstination souterraine, sur l’essence d’un être en dehors, qui poursuit un travail implacable et sans fin. On dit, dans le bouddhisme, de celui qui tend vers l’illumination, qu’il doit être aussi acharné que " la souris qui ronge un cercueil ". Tout véritable écrivain fournit un effort semblable. C’est un destructeur qui ajoute à l’existences qui l’enrichit en la sapant.

" Le temps que nous avons à passer sur terre n’est pas assez long pour que nous l,employions à autre chose qu,à nous-mêmes. " Ce propos d’un poète s’applique à quiconque refuse l’extrinsèque,l’accidentel, I’autre. Beckett ou l’art inégalé d’être soi. Avec cela, nul orgueil apparent, nul stigmate inhérent à la conscience d’être unique: si le mot d’aménité n’existait pas, on aurait dû l’inventer pour lui. Chose à peine croyable, voire monstrueuse: il ne débine personne, il ignore la fonction hygiénique de la malveillance, ses vertus salutaires, sa qualité d’exutoire. Je ne l’ai jamais entendu déchirer amis ni ennemis. C’est là une forme de supériorité pour laquelle je le plains, et dont inconsciemment il doit souffrir. Si on m’empêchait de médire,-quels troubles et quels malaises, quelles complications en perspective !

Il ne vit pas dans le temps mais parallèlement au temps. C’est pour cela qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de lui demander ce qu’il pensait de tel ou tel événement. Il est un de ces êtres qui font concevoir que l’histoire est une dimension dont l’homme aurait pu se passer.

Serait-il pareil à ses héros, n’aurait-il donc connu aucun succès, qu’il serait exactement le même. Il donne l’impression de ne pas vouloir s’affirmer du tout, d’être également étranger à l’idée de réussite et d’échec. " Qu’il est difficile de le déchiffrer ! Et quelle classe il a ! " C’est ce que je me dis chaque fois que je pense à lui. Si par impossible il ne cachait aucun secret, il ferait encore à mes yeux figure d’Impénétrable.

Je viens d’un coin d’Europe où les débordements, le débraillé, la confidence, l’aveu immédiat, non sollicité, impudique est de rigueur, où l’on connaît tout de tous, où la vie en commun se ramène à un confessionnal public, où le secret précisément est inimaginable et où la volubilité confine au délire.

Cela seul suffirait à expliquer pourquoi je devais subir la fascination d’un homme surnaturellement discret.

L’aménité n’exclut pas l’exaspération. A un diner chez des amis, comme on le pressait de questions inutilement savantes sur lui et sur son œuvre, il se réfugia dans un mutisme complet et finit même par nous tourner le dos-ou presque.

Le dîner n’était pas encore terminé, qu’il se leva et partit, concentré et sombre, comme on peut l’être avant une opération ou un passage à tabac.

Il y a cinq ans environ, l’ayant rencontré par hasard rue Guynemer, comme il me demandait si je travaillais, je lui répondis que j’avais perdu le goût du travail, que je ne voyais pas la nécessité de me manifester, de "produire ", qu’écrire m’était un supplice. Il en parut étonné, et je fus plus étonné encore quand, à propos d'écrire justement, il parla de joie. A-t-il vraiment employé ce mot? Oui, j’en suis certain. Au même instant, je me rappelai que, lors de notre première rencontre, dix ans plus tôt, à la Closerie des Lilas, il m'avait avoué sa grande lassitude, le sentiment qu’il avait qu'on ne pouvait plus rien tirer des mots.

Les mots, qui les aura aimés autant que lui ? Ils sont ses compagnons, et son seul soutien. Lui qui ne se prévaut d’aucune certitude, on le sent bien solide au milieu d’eux. Ses accès de découragement coïncident sans doute avec les moments où il cesse de croire en eux, où il se figure qu’ils le trahissent, qu’ils le fuient. Eux partis, il reste démuni, il n’est de nulle part. Je regrette de n’avoir pas marqué et démombré tous lesendroits où il se rapporte aux mots, où il se penche surles mots " gouttes de silence à travers le silence", comme il est dit à leur sujet dans L’lnnommable. Symboles de la fragilité convertis en assises indestructibles.

Le texte français Sans s’appelle en anglais Lessness, vocable forgé par Beckett, comme il a forgé l’équivalent allemand Losigkeit.

Ce mot de Lessness (aussi insondable que l’Ungrund de Bœhmne) m’ayant envoûté, je dis un soir à Beckett que je ne me coucherais pas avant d’en avoir trouvé en français un équivalent honorable... Nous avions envisagé ensembble toutes les formes possibles suggérées par sans et moindre. Aucune ne nous avait paru approcher de l’inépuisable Lessness, mélange de privation et d’infini, vacuité synonyme d’apothéose. Nous nous séparâmes plutôt déçus. Rentré à la maison, je continuai à tourner et retourner dans mon esprit ce pauvre sans. Au moment où j’allais capituler, I’idée me vint qu’il fallait chercher du côté du latin sine. J’écrivis le lendemain à Beckett que sinéité me semblait le mot rêvé. Il me répondit qu’il y avait pensé lui aussi, peut-être au même instant. Notre trouvaille cependant, il faut bien le reconnaître, n’en était pas une. Nous tombâmes d’accord qu’on devait abandonner l’enquête, qu’il n’y avait pas de substantif français capable d’exprimer l’absence en soi, l’absence à l’état pur, et qu’il fallait se résigner à la misère métaphysique d’une préposition.

Avec les ècrivains qui n’ont rien à dire, qui n’ont pas un monde à eux, on ne parle que litterature. Avec lui, très rarement, en fait presque jamais. N’importe quel sujet quotidien (difficultés matérielles, ennuis de toutes sortes) I’intéresse davantage - dans la conversation bien entendu. Ce qu’il ne peut en tout cas pas tolérer, ce sont des questions comme: croyez-vous que telle ou telle œuvre soit appelée à durer ? que tel ou tel mérite la place qu’il a ? Entre X et Y, lequel survivra, lequel est le plus grand? Toute évaluation de ce genre l’excède et le déprime. " A quoi rime tout ca? ", me dit-il après une soirée particulièrement pénible où, à table, la discussion avait ressemblé à une version grotesque du Jugement dernier. Lui-même évite de se prononcer sur ses livres et ses pièces: ce qui lui importe, ce ne sont pas les obstacles vaincus mais les obstacles à vaincre: il se confond totalement avec ce qu’il est en train de faire. Si on l’interroge sur une pièce, il ne s’arrêtera pas sur le fond, sur la signification mais sur l’interprétation dont il se représente les moindres détails, minute par minute, j’allais dire seconde par seconde. Je n’oublierai pas de sitôt le brio avec lequel il m’expliqua les exigences auxquelles doit satisfaire l’actrice qui veut jouer Not l, où une voix haletante domine seule l’espace et s’y substitue. Quel éclat dans ses yeux lorsqu’il voyait cette bouche infime et pourtant envahissante, omniprésente ! On aurait dit qu’il assistait à l’ultime métamorphose, à la suprême dégringolade de la Pythie !

Ayant été toute ma vie un amateur de cimetières et sachant que Beckett les aimait aussi (Premier amour, on s’en souvient, commence par la description d’un cimetière, lequel, par parenthèse, est celui de Hambourg), je lui parlai l’hiver dernier, avenue de l’Observatoire, d’une visite récente au Père-Lachaise et de mon indignation de ne pas trouver Proust sur la liste des " personnalités " qui y sont enterrées. (Le nom de Beckett, soit dit en passant, je le découvris pour la première fois, il y a une trentaine d’années à la Bibliothèque américaine, un jour que je tombai sur son petit livre sur Proust.) Je ne sais comment nous en vînmes à Swift, encore que, à bien y réfléchir, le passage n’eût rien d’anormal, vu le caractère funèbre de sa raillerie. Beckett me dit qu’il était en train de relire les Voyages, et qu’il avait une prédilection pour le " Pays des Houyhnhnms", tout spécialement pour la scène où Gulliver est fou de terreur et de dégoût à l’approche d’une femelle Yahoo. Il m’apprit-et ce fut pour moi une grande suprise, une grande déception surtout-que Joyce n’aimait pas Swift. D’ailleurs, ajouta-t-il, Joyce, contrairement à ce qu’on pense, n’avait nul penchant pour la satire. " Il ne se révoltait jamais, il était détaché, il acceptait tout. Pour lui, il n’y était aucune différence entre la chute d’une bombe et la chute d’une feuille... "

Merveilleux jugement qui, par son acuité et sa densité étrange, m’évoque celui d’Armand Robin, en réponse à la question que je lui posai un jour: " Pourquoi, après avoir traduit tant de poètes, ne vous êtes-vous pas laissé tenter par Tchouang-tseu, le plus pénétré de poésie de tous les sages ? "-" J’y ai pensé souvent, me répliqua-t-il, mais comment traduire une œuvre qui n’est comparable qu’au paysage dénudé du nord de l ‘Écosse ? "

Depuis que je connais Beckett, combien de fois ne me suis-je pas interrogé (interrogation obsédante et assez stupide, j’en conviens) sur le rapport qu’il peut bien entretenir avec ses personnages. Qu’ont-ils de commun? Imagine-t-on disparité plus radicale? Faut-il admettre que non seulement leur existence mais la sienne aussi, baigne dans cette " lumière de plomb " dont il est fait état dans Malone meurt ? Plus d’une de ses pages m’apparaît comme un monologue après la fin de quelque période cosmique. Sensation d’entrer dans un univers posthume, dans quelque géographie rêvée par un démon, déchargé de tout, même de sa malédiction ! Des êtres qui ignorent s’ils sont encore vivants, en proie à une fatigue immense, à une fatigue qui n’est pas de ce monde (pour employer un langage qui va à l’encontre des goûts de Beckett), tous concus par un homme qu’on devine vulnérable et qui porte par pudeur le masque de l’invulnérabilité, j’eus il n’y a pas longtemps, en un éclair, la vision des liens qui les unissaient à leur auteur, à leur complice... Ce que je vis, ce que je sentis plutôt, en cet instant-là, je ne saurais le traduire en une formule intelligible. Il n’empêche que depuis, le moindre propos de ses héros me rappelle les inflexions d’une certaine voix... Mais je me hâte d’ajouter qu’une révélation peut être aussi mensongère qu’une théorie.

Dès notre première rencontre, je compris qu’il était arrivé devant l’extrême, qu’il avait peut-être commencé par là, par l’impossible, par l’exceptionnel, par l’impasse. Et ce qui est admirable est qu’il n’a pas bougé, que, parvenu d’emblée devant un mur, il persévère aussi vaillant qu’il a toujours été: la situation limite comme point de départ, la fin comme avènement ! De là ce sentiment que son monde à lui, ce monde crispé, agonisant, pourrait continuer indéfiniment, alors même que le nôtre viendrait à disparaître.

Je ne suis pas spécialement requis par la philosophie de Wittgenstein mais j’ai une passion pour l’homme. Tout ce que je lis sur lui a le don de me remuer. Plus d’une fois j’ai trouvé des traits communs entre lui et Beckett. Deux apparitions mystérieuses, deux phénomènes dont on est content qu’ils soient si déroutants, si inscrutables. Chez l’un et chez l’autre la même distance des êtres et des choses, la même inflexibilité, la même tentation du silence, de la répudiation finale du verbe, la même volonté de se heurter à des frontières jamais pressenties. En d’autres temps, ils auraient été attirés par le Désert. On sait maintenant que Wittgenstein avait, à un certain moment, envisagé d’entrer dans un couvent. Quant à Beckett, on l’imagine très bien, quelques siècles en arrière, dans une cellule toute nue, non entachée du moindre décor, même pas d’un crucifix. Je divague ? Qu’on se rappelle alors le regard lointain, énigmatique,"inhumain " qu’il a sur certaines photos.

Nos commencements comptent, cela s’entend; mais nous ne faisons le pas décisif vers nous-mêmes que lorsque nous n’avons plus d’origine, et que nous offrons tout aussi peu de matière à une biographie que Dieu... Il est important et il n’est pas important du tout que Beckett soit Irlandais. Ce qui est sûrement faux, c’est de soutenir qu’il est le " type même de l’Anglo-Saxon ". Rien en tout cas ne saurait lui déplaire davantage. Est-ce le mauvais souvenir qu’il garde de son séjour d’avant-guerre à Londres ? Je le soupçonne de taxer les Anglais de " vulgaires ". Ce verdict qu’il n’a pas formulé mais que je formule à sa place comme un raccourci de ses réserves, sinon de ses ressentiments, je ne pourrais pas le prendre à mon compte, et cela d’autant plus que, illusion balkanique peut-être, -les Anglais m’apparaissent comme le peuple le plus dévitalisé et le plus menacé, donc le plus raffiné, le plus civilisé.

Beckett qui, fort curieusement, se sent en France tout à fait chez lui, n’a en réalité aucune affinité avec une certaine sécheresse, vertu éminemment francaise, mettons parisienne. N’est-il pas significatif qu’il ait mis Chamfort en vers ? Non pas tout Chamfort, il est vrai, mais seulement quelques maximes. L’entreprise, remarquable en elle-même et du reste presque inconcevable (si l’on songe à l’absence du souffle lyrique qui caractérise la prose squelettique des moralistes), équivaut à un aveu, je n’ose dire à une proclamation. C’est toujours malgré eux que les esprits secrets trahissent le fond de leur nature. Celle de Beckett est si imprégnée de poésie qu’elle en est indistincte.

Je le crois aussi volontaire qu’un fanatique. Même si le monde croulait, il n’abandonnerait pas le travail encours ni ne changerait de sujet. Dans les choses essentielles, il est certainement ininfluençable. Pour tout le reste, pour l’inessentiel, il est sans défense, probablement plus faible que nous tous, plus faible même que ses personnages... Avant de rédiger ces notes, je m’étais proposé de relire ce que, dans des perspectives différentes, Maître Eckhart et Nietzsche ont écrit sur " l’homme noble ".-Je n’ai pas exécuté mon projet, mais je n’ai pas oublié un seul instant que je l’avais conçu.


LA VOIX A L’ŒUVRE


par Jean Roudaut (Magazine littéraire)

Comme tous les grands écrivains, Samuel Beckett est l’auteur d’un seul livre dont il a publié des fragments tant en anglais qu’en français, empruntant les formes de la poésie, de l’essai, du roman, du théâtre, faisant entendre sa propre voix en manipulant celles de Mercier et Camier, celles de Murphy, Molloy. D’un livre à l’autre, il n’y a aucune rupture, aucun changement de visée ou de ton, mais la même obstination à parler une langue de moins en moins encombrée en réduisant les mots à être des équivalents des notes. On en pourrait dresser une liste : oui, non ; le crâne et le chapeau ; la besace et les cailloux ; haleter ; la boue ; faire silence. Si dépourvue d’attraits que se veuille la voix, si pauvre et si démunie qu’elle se dise, elle ne cesse de véhiculer, comme des lambeaux de brouillard, des rappels de paysages aimés, des évocations du père, les noms que sans cesse ramène Echo. " En ce temps-là, Echo avait un corps ; ce n’était pas simplement une voix... rappelle Ovide, au Livre III de ses Métamorphoses. Puis esseulée, elle se retire dans les forêts. Dès lors " il ne lui reste que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher ". C’est en 1934, un an après la mort de son père, que Samuel Beckett compose Echo’s Bones, publié en 1935. Le titre est annonciateur du cheminement de l’œuvre : " Un son, voilà tout ce qui survit en elle " dit Ovide de la nymphe. Ainsi un goût certain pour les histoires, et le jeu des mots disparaît peu à peu de l’œuvre au profit d’une voix qui seule se laisse entendre. On voit s’effacer ce qui aurait permis de construire un beau paysage : s’il demeure un animal, ce ne peut être qu’un perroquet répétant de façon absolue Nihil in intellectu ; les arbres s’espacent et se flétrissent ; la campagne se fait lande et les villes dépotoirs ; l’air devient gris, et la voix du récitant, sans être égrotante ou cacochyme, tend au silence. L’intention de la littérature n’est pas la possession du monde, mais son effacement.

Si les mots notés sur les bribes de papier constituent la réalité principale aux yeux des narrateurs, on ne peut pas pour autant considérer l’attitude des personnages comme étant celle des réalistes platoniciens ou médiévaux. Leur pensée n’est pas étrangère à Beckett, mais leur attitude serait trop peu radicale : selon eux la parole fonde le monde, le mot est garant de l’objet qu’il représente, et qui est son reflet. Si en cette vision dualiste l’être appartient au langage, il confine à la matière qui le représente une certaine vérité. Le langage soutient le monde, en en constituant l’esprit. Dans les romans de Beckett, la parole ne cherche pas à rendre visible le monde mais tend à le raturer. Ces romans sont de quête ; eux aussi illustrent le fameux " scénario initiatique " ; simplement, ils le rendent dérisoire : ce qui se découvre, instant par instant, c’est la nullité de l’existence. La parole doit s’épurer de ce qu’elle croyait avoir à dire : le récitant (celui à qui se rapporte la voix narrative présente en tous les romans ou récits de Beckett) réduit sa vie à mesure qu’il la dit, épure sa parole de ce qu’il renonce à vivre : il y voit de moins en moins, perd bras et jambes, se traîne. Plus on progresse dans un livre, ou dans l’œuvre, plus la lumière devient crépusculaire, comme si la parole exigeait la disparition sensible de celui qui la profère. Ce qui ne va pas sans bonheur. Aucun personnage ne cherche particulièrement la mort, ni ne se défait de l’existence par quelque geste inconsidéré. Certes, ils vivent tous le fait d’être né comme une malédiction : " La vie aux chiottes ! " s’écrient Mercier et Camier, comme on porterait une banderole dans une manifestation de bon ton.

Le moment le moins déplaisant de l’existence est celui où le corps n’impose plus ses besoins, ni le souvenir ses images, ni la peur ses espérances. Les romans content des agonies. La seule heure calme est celle du soir.

Lorsqu’ils se mettent à nous parler, les narrateurs, chez Beckett, ont déjà beaucoup vécu. Tout leur a été révélé en un instant premier, par une évidence incontestable : " A quoi rêves-tu, Mercier ?- A l’horreur de l’existence, confusément, dit Mercier ". Ils sont usés et las, victimes soumises du monde politique de la bêtise. Ils connaissent toute l’histoire, rien ne peut les surprendre. On ne les voit pas lire, mais ils se souviennent de tous les livres : " On cultive sa mémoire, elle finit par être passable, un trésor, on se balade, dans sa crypte, sans chandelle... " (Mercier et Camier). Aussi croise-t-on dans les ouvrages de Beckett, Dante, Lucrèce (Malone meurt en citant le De Natura rerum), et Mercier a une pensée pour " Lo bello stilo che m’ha fatto onore ". Mais cette culture brinquebalante ne leur sert de rien : elle ne leur permet ni de répéter une aventure, comme Don Quichotte celle des romans de chevalerie, ni d’être médiatique de leur désir, comme le sont les romans d’amour, pour la découverte de la passion. Les références littéraires pèsent dans la mémoire comme les pierres dans les poches : elles permettent de jouer pour occuper le temps. Comme Lazare, les narrateurs sont ennuyés de devoir recommencer ce qu’ils croyaient terminé. S’ils parlent ce n’est pas pour se livrer à des progrès de conscience, mais pour tourner en rond en s’oubliant progressivement. Laissant le corps en route, les os dans les pierres, on devient le bruit de sa propre voix. On devient chant. Commencée par la poésie, I’œuvre de Beckett y revient, tant par son usage de la strophe, son travail sur le langage, que son extrême concision hors du bavardage à quoi s’adonne le romanesque.

Les narrateurs des romans de Beckett sont essentiellement des écrivains (leurs attributs sont le carnet et un reste de crayon qui glisse des doigts dans la boue). Ils notent les moments d’une approche particulière de la mort par la voie du langage. Aussi leurs écrits sont-ils à la fois une réflexion sur la condition humaine (" Pascal joué par les Fratellini " selon Anouilh), et sur la littérature et ses lois. Les austères mathématiques, chères à Lautréamont, gèrent les listes de Watt, tout autant que celles des possessions : le classement des boîtes de conserve, des ficelles et des cailloux est lié aux lois des séries. Les objets, dont il est question, ou les cris des grenouilles qu’écoute Watt, sont liés par des relations élémentaires (bijection ou équipotence d’ensembles) semblables à celles qui gouvernent le rapport des " histoires " à l’intérieur du roman. A mesure que l’œuvre progresse les divertissements se font plus rares, et la voix devient plus nue.

Cette voix se donne avant tout comme impuissante : ne sachant conclure, elle ne peut rien formuler. Elle ne manque par seulement d’autorité : elle est minée. Une construction romanesque par dérive et glissement d’un plan de la narration en un autre, si bien qu’un personnage tenu pour principal en vient à rencontrer le héros d’une de ses histoires ou à être défait de son nom, ôte à la voix narrative toute précellence.

Le roman de Beckett est ainsi un roman des achèvements : il n’a plus pour objet de donner l’illusion du monde extérieur pas plus que l’œuvre des frères Van Veld ou de Tal Coat ne figure la réalité quotidienne ; le roman n’a pas pour objet de divertir, ni de délivrer, par des images, un sens profond, que les critiques épinglent avec le plaisir des occultistes les archétypes, ou des botanistes en excursion les trèfles à quatre feuilles. Le texte est irréductible à autre chose que lui-même. Il se dit et se commente, rend visible le matériau dont il est fait.

C’est peut-être une des raisons de l’humour du texte : " Je n’étais pas dans mon assiette. Elle est profonde, mon assiette, une assiette à soupe, et il est rare que je n’y sois pas " (Molloy). Les jeux de mots les plus élémentaires sont bons à rappeler au lecteur que ce qu’il lit c’est un texte qui s’est élaboré à partir de systèmes conventionnels (les permutations, les reprises) ou d’allitérations qui tiennent lieu de pensée dans la sagesse des nations, ou de révélation dans la religion admise : " sans espoir de trêve, sans espoir de crève " (L’Innommable), ce que Saint John Perse aurait tenu pour pythique. L’humour de Beckett ne consiste pas seulement à considérer avec une tendresse sarcastique notre " nature humaine ", mais ruiner l’illusion référentielle pour nous ramener sans cesse à notre nudité : ce qui nous est donné à lire n’a nulle autre vérité que ce que peuvent produire les arbitraires associations verbales.

La chronique d’une dépersonnalisation, en quoi consisterait cette œuvre, sans qu’on puisse déceler en elle une seule régression, ni même l’expression d’un regret, cette chronique est celle de la fin des illusions. Celui qui prend la parole à l’ouverture du roman se croit maître du jeu : il invente des histoires, crée des personnages, les affuble d’un nom. Ce travail romanesque, à quoi, chacun de nous, chaque jour, nous nous exerçons dans nos rêves éveillés, ou dans nos relations avec autrui, est livré dans ses incertitudes ; le lecteur est pris à témoin du travail de production. L’histoire peut être modifiée, ou abandonnée, arbitrairement : " Assez pour ce soir ". La voix qui parle exerce, sur les créatures qu’elle crée pour son divertissement, la même tyrannie que l’auteur traditionnel sur les personnages à la véracité de qui il veut nous faire croire. Mais alors que chez Flaubert (il y a bien des points communs entre Bouvard et Pécuchet, et Mercier et Camier), les hésitations, les repentirs sont soigneusement effacés au profit d’une œuvre lissée, vernie comme un tableau ancien. Chez Beckett le roman semble présenter ses possibles, évoquer ses virtualités, et constitue ainsi une sorte de description, et de démystification, du travail romanesque. Cela va de l’indication du chevauchement des deux temps essentiels, celui de la narration et celui de l’écriture dans leur désaccord. " Il doit y avoir plus de huit jours que ça dure, plus de huit jours que j’ai dit, je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin " Malone meurt à la parodie des genres.

Les histoires, que le je narrateur raconte, sont une façon de projeter hors de soi certaines tentations, certains rêves, pour les exposer, c’est-à-dire pour les donner à maltraiter. Mais les récits ne mènent pas nécessairement au but souhaité : les histoires multiplient les existences larvaires, qui ne sont jamais assez dérisoires pour être tout à fait vaines. Elles sont des refuges (Watt parle d’un " besoin de soulas sémantique " qui le conduit à essayer des noms aux choses) ; elles s’organisent selon des formes constantes qui leur donnent une valeur matricielle : " Je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire. J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu’une autre fois je pourrai en raconter une autre. Ames vives, vous verrez que cela se ressemble " (Nouvelles et textes pour rien).

L’effritement du corps entraîne la transformation, mais non le tarissement, de la parole. Elle se poursuit, devient ténue : " Mais je parle plus bas, chaque année un peu plus bas " (Nouvelles et textes pour rien) tout en manifestant toujours la même exigence. Et de ce fait, elle paraît extérieure à l’être, qui se reconnaît de moins en moins en elle. La voix semble ne plus appartenir à celui qui parle, mais se proférer à travers ce qui lui reste de corps. Le je, qui supportait les histoires, devient à son tour l’invention d’un il lointain, impersonnel, autoritaire. Ne serait-il pas lui-même une création romanesque ? " C’est ainsi qu’il parle, ce soir, qu’il me fait parler, qu’il se parle, que je parle, il n’y a que moi, avec mes chimères, ce soir, ici, sur terre, et une voix qui ne fait pas de bruit, parce qu’elle ne va vers personne, et une tête remplie de guerres lasses et de morts aussitôt debout, et un corps, j’allais l’oublier. " Nouvelles et textes pour rien. L’abandon du corps et le détachement de la vie apparaissent comme une sorte de sacrifice à la parole qui n’apporte aucun enseignement, aucune révélation. Son impersonnalité ne lui confère aucune qualité. Ces effets de glissements d’une personne de la conjugaison à l’autre peuvent supporter une interprétation psychologique (le voyage proposé mène de la terre charnelle à la parole hésitante mais sans fin ; de la nuit obscure de l’être à la royauté mesquine des mots), ou romanesque (le mot ne sait pas le sens que la phrase lui donne, ni le récit ne connaît la logique que son accomplissement révèle). La tentation est de passer à l’interprétation religieuse, selon les fables occidentales.

Il faut se garder de faire du il qui ordonne, parle au futur, à la fois impératif et prophétique, l’allégorie d’un dieu inconnaissable, ni un rappel de l’existence possible d’un mauvais démiurge, même si " C’est à se demander parfois si on est sur la bonne planète " (Nouvelles et textes pour rien et ce en dépit des provocations humoristiques de Beckett : si Godot, toujours attendu, peut évoquer un certain God, Youri serait une allusion phonétique à Yahvé, dont Gaber, comme Gabriel, transmet les ordres. Car la création est exercée à travers ce qui la perpétue, la naissance, l’exercice de la sexualité.

Pas plus que le je n’est homogène, se défaisant dans ses histoires et ses souvenirs, le il crédité romanesquement de la toute puissance créatrice, n’est lui-même une création littéraire significative. Il ne précise pas un point de vue unique, et cède à la cacophonie. Prêter la parole à un héros de roman entraîne ainsi une régression à l’infini, obligeant à douter de sa propre parole, des rapports qu’on entretient avec elle, de la vérité, et de la nature qu’on lui prête. " C’est toujours le même murmure, ruisselant, sans hiatus, comme un seul mot sans fin et par conséquent sans signification, car c’est la fin qui la donne, la signification, aux mots " (Nouvelles et textes pour rien).

Et l’œuvre étant inachevable demeure toujours en cours. La parole se défait, se déchire, se troue. Les ruptures syntaxiques, allant jusqu’à la juxtaposition de substantifs, par économie des articles, par suppression des verbes et des mouvements, rendent perceptible le silence sur quoi s'appuie, sans que toujours elle le sache, la parole. L’écriture cherche à rendre plus audible un silence fondamental. Mais est-ce vraiment le silence, ou seulement l’absence de bruits trop nets ? Et cela n’est-il pas aussi différent du silence continu que ne l’est une vie léthale du rien idéal et souhaité ? La haine de la chair et de la reproduction, l’aspect gnostique de cette œuvre, dont les racines remontent très loin dans l’histoire de la pensée, est l’expression négative de l’attirance qu’exerce le rêve d’un grand sommeil sans rêve. " D’ailleurs peu importe que je sois né ou non, que j’aie vécu ou non, que je sois mort ou seulement mourant, je ferai comme j’ai toujours fait, dans l’ignorance de ce que je fais, de qui je suis, d’où je suis, de si je suis " dit Malone au nom de tous. Œuvre de quête, par les ruptures qu’elle exprime sur le mode le plus brutal avec la société et ses productions, avec la vie et le sens plaisant accordé au mot, elle ne propose en contrepartie du renoncement pratiqué aucune survie, aucune libération de l’âme.

Mais si la culture n’est plus que bois mort, c’est que s’est effondrée la confiance dans le langage ; il n’est pas le véhicule d’une vérité, ni la vérité en soi.

Une littérature se construit sans foi en son matériau, en suspectant toutes les espérances qui furent mises en lui.

La parole n’est salvatrice que dans sa profération, l’écriture dans son travail. La parole en vient elle-même à se détruire, développant en même temps qu’ellese poursuit, sa propre parodie, prenant appui sur tout ce qu’elle rencontre, vieilles phrases usées, citations anciennes, plaisanteries éculées, noms propres livrés comme des pierres à sucer. La parole bredouille, s’arrête, se reprend, se défait, s’ouvre, comme le livre présente ses mécanismes, expose sa fabrication, son plan, ses intentions, mettant à jour ses viscères. Ce n’est pas seulement le roman qui est soumis aux incertitudes, qui repose sur des postulats injustifiés, se développe par hypothèses, mais toutes les constructions mentales, qui ont pour matériau le langage. Le voyage que narre l’œuvre constitue une histoire parmi des histoires. Les béquilles glissent. L’impuissance gagne. Il n’y a pas de quoi se réjouir pour autant. L’homme rampe dans la boue. Il parle menu.

Assez pour ce soir.


LA SCENE


L’univers scénique de Samuel Beckett,

par Pierre Chabert. Extrait de Théâtre aujourd’hui N°3 :

A plus d’un titre, Samuel Beckett est un cas, une exception, un astre rare ou inconnu du monde des lettres et du spectacle. Un monde qu’il dépasse tellement de par son exigence et son humanité, qu’on le verrait plutôt du côté de la mystique.

On sent bien la difficulté, sinon l’impossibilité de parler de Beckett avec justesse et précision, à vouloir exprimer par des mots ce que l’on ressent, ce que l’on pressent devant lui. Pas étonnant qu’une œuvre aussi concentrée, aussi réduite à l’essentiel et qui tend vers le silence, ait donné lieu à tant de commentaires.

Beckett est l’écrivain qui de son vivant a suscité le plus grand nombre de commentaires de toute l’histoire de la littérature : des bibliothèques entières. Comme un texte sacré qu’on n’en finirait pas de déchiffrer.

S’il nous échappe ainsi, c’est qu’on cherche toujours à en extraire des idées, alors qu’il s’adresse davantage au coeur qu’à l’intelligence. Là réside un des malentendus : on a voulu faire de Beckett un philosophe, le réduire à une " métaphysique " (de l’absurde, du néant), alors qu’il est d’abord fondamentalement un poète ". Impitoyable, Beckett nous dépouille de tout, il nous met à nu, il nous roule dans la même farine : boue, sable. Il fait de nous des éclopés, des marginaux, des enterrés, derniers restes d’humanité, derniers rescapés d’un monde dévasté, mort.

Pour conquérir cette absolue liberté de ton et de vision, il avait largué toutes les amarres (y compris celles de sa langue maternelle), choisi tous les exils et toutes les solitudes, n’écrivant sous aucune espèce d’injonction (ni celle de l’idéologie, ni celle de la morale ordinaire, ni de la mode, ni du succès), attentif à ne capter que sa propre voix, venue d’on ne sait où.

Est-il pour autant l’auteur " noir ", " désespéré ", qu’on s’est plu, qu’on se plaît parfois encore à dire ? Il est aussi piquant, soit dit entre parenthèses, que le siècle d’Auschwitz et du reste, puisse faire grief à un auteur comme Beckett d’être " noir ". Comme s’il n’était pas un des rares, un des seuls qui ait eu le courage, la force, le pouvoir, de construire une œuvre sur des cendres, des décombres, dans une Apocalypse au quotidien. Comme si à travers sa Voix, il ne nous parlait pas de nous, intimement, de notre monde, de notre histoire, sans pompes ni abstractions.

L’espoir chez Beckett n’est pas une marchandise, pas une denrée vendue ou soldée, il est inscrit au coeur de l’oeuvre dans son exigence, son impitoyable volonté. Dans son refus de tous les mensonges, de toutes les facilités, de toutes les tricheries, de toutes les illusions. Dans la perfection de l’oeuvre, dans sa nécessité. Dans cette exigence de vérité qui le pousse à tout affronter, de l’effondrement, de la mort, de manière sauvage, sans garde-fou aucun, un saint de l’écriture.

Il s’incarne dans une fraternité, un courage, un credo qui lui appartiennent en propre et dont le narrateur de l’innommable se fait l’écho : " il faut dire des mots jusqu’à ce qu’ils me disent, jusqu’à ce qu’ils me trouvent (...) il faut continuer, je vais continuer ". Tout Beckett se trouve entre ce " Je ne peux pas continuer, je continue. " : le conflit entre l’impossibilité et la nécessité.


BIBLIOGRAPHIE


Cette bibliographie ne prétend pas être exhaustive. Pour de plus amples renseignements, le lecteur se reportera au livre de Raymond Federman et John Fletcher: Samuel Beckett, his works and his critics (University of California Press, Berkeley, 1970).

I

ESSAIS

I. En anglais

Dante. Bruno. Vico. Joyce, in " Our examination round his factification for incamination of Work in Progress ", Shakespeare and Co., Paris, 1929; Faber and Faber, 1936 et 1961.

Proust, Chatto and Windus, London, 1931; Grove Press, 1957. Calder.

Three Dialogues, trois dialogues entre Beckett et Georges Duthuit sur l’œuvre de Tal Coat (I), Masson (II), Bram Van Velde (III), in Transition Forty-Nine, n° r (décembre 1949).

Forurteen letters, quatorze lettres de Beckett à Alan Schneider à l’occasion de sa mise en scène de Fin de partie à New York. Parues dans The Village Voice, New York, 15 mars 1958.

II. En francais

" La peinture des Van Velde ou le Monde d’art. Paris (1945-1946), p. 349-356.

" Peintres de l’empêchement ", sur Bram et Geer Van Velde, Derrière le miroir, n° 11-12 (1948), p. 3, 4, 7.

" Hommage à Jack B. Yeats ", Les Lettres nouvelles, n° 14 (avril 1954), p. 619-62

" Henri Hayden, homme peintre ", Documents, no 22 (1955).

POESIE

I. Poèmes écrits en anglais, non traduits en français

Whoroscope, poème de 98 vers avec notes, The Hours Press, Paris 1930. Repris dans Poems in english, John Calder, Londres, 1961; Grove Press, New York, 1963.

Echo’s bones and other precipitates, Europa Press, Paris, 1935. Repris dans Beckett, Gedichte Limes Verlag, 1959.

Seven poems by Paul Eluard, traduction in Thorn of Thunder Reavy, 1936.

II. Poèmes écrits en français

Poèmes, 1937-1939, Les Temps modernes, n° 14, 1946. Repris dans Beckett. Gedicht Limes Verlag. 1959.

Puis Poèmes, Editions de Minuit, 1968, comprenant Poèmes 1937-1939, et Poèmes 1947-1949. Repris dans Poèmes et Mirlitonnades, Editions de Minuit, 1978.

ROMANS ET NOUVELLES

En anglais (non traduits)

Assomption, nouvelle. Dans Transition n° 16-17, juin 1929. Repris dans Transition Workshop, New Yorli, 1949.

Dream of fair to middling women, manuscrit inachevé.

Sedendo et Quiesciendo (sic), nouvelle. Dans Transition, n° 21, mars

"Text Fragment de Prose. " Dans the New Review, t. II, n° 5 avril 1932. Dante and the lobster, nouvelle, in This quarter, Paris, décembre 1932. Repris avec des modifications dans More priks than kicks.

More pricks than kicks. Dix nouvelles. Chatto and Windus Londre, 1934. Edition spéciale hors commerce, ronéotypée en 1966 chez Calder and Boyars, Londres.

Case in a thousand, nouvelle, in The bookman, Londres, t. 86, n° 515, août 1934.

II

Traduits en français

Murphy, roman, Routledge, Londres, 1938; Grove Press, New York 1957; John Calder, Londres, 1963. Traduit en français par l’auteur avec la collaboration d’Alfred Péron. Publié dans la collection " Les imaginaires ", Bordas, 1947. Nouvelle édition aux Editions de Minuit, Watt, roman, version anglaise, Olympia Press, Paris 1953 et 1958Grove Press, New York, 1959; John Calder, Londres, 1963. Traduit en français par Ludovic et Agnès Janvier en collaboration avec l’auteur. Editions de Minuit, 1968.

III

Romans et nouvelles écrits en français

Suite, nouvelle, in Les Temps modernes n° 10, iuillet 1946

L’expulsé, nouvelle, Fontaine, t. X, n° 57, 1946-1947

Molloy, roman, Editions de Minuit, 1951. Collection 10/18 avec L’expulse Paris, UGE, 1963. Traduit en anglais par Patrick Bowles et l’auteur dans la " Collection Merlin ". Paris. 1955. Grove Press New York. 1955.

Malone meurt, roman, Editions de Minuit, 1951. Traduit en anglais par l’auteur: Malone dies, Grove Press, New York, 1956; John Calder Londres, 1958.

L’innommable, roman, Editions de Minuit, 1953 , traduit en anglais par l’auteur: The unnamable, Grove Press, New York, 1956- John Calder Londres, 1959. (En un volume avec Molloy et Malones dies.)

Nouvelles et textes pour rien, Editions de Minuit, 1955 et 1958 (avec illustration de Avigdor Alikha) contient trois nouvelles, L’expulsé, Le calmant, La fin, datées de l945, et treize Textes pour rien, publiés d’abord dans Le Monde nouveau puis dans Paru (2 textes) et dans Les Lettres nouvelles, mai 1953 (3 textes). Traductions anglaises de l’auteur (en collaboration avec Richard Seaver pour L’expulsé et La fin), Grove Press, New York, 1957.

Comment c’est, roman, Editions de Minuit, 1961. Extrait publié dans L Vol, Bruxelles, nô 1, été 1960. Traduit en anglais par l’auteur Slow it is, Grove Press, New York, 1964; John Calder, Londres, 1964 Faber and Faber, 1964.

" Imagination morte imaginez", texte, dans Les Lettres nouvelles octobre-novembre 1965. Parts, Editions de Minuit, tirage limité, 1965 Repris dans Têtes mortes, 1967. Traduit en anglais par l’auteur " Ima gination dead imagine ", publié dans Evergreen Review, n° 39, février 1966. Repris dans No’s knife, 1967.

Assez, texte, Editions de Minuit, tirage limité, 1966. Paraît aussi dans La Quinzaine littéraire, n° 1,1-15; avril 1960. Repris dans Têtes rnortes, 1967.

Traduit en anglais par l’auteur, Enough, publié dans No’s knife, 1967.

Bing, texte, Editions de Minuit, tirage limité, 1966. Repris dans Têtes mortes, 1967. Traduit en anglais par l’auteur: Ping, publié dans Encounter, Londres, t. 28, n° 2, février 1967. Repris dans No’s knife, 1967.

Sans, texte, Editions de Minuit, tirage limité, 1969. A paru d’abord dans La Quinzaine littéraire, n° 82, 1-15 novembre 1969. Traduit par l’auteur, Lessness, Calder and Boyars, Londres, 1969.

Le dépeupleur, texte ébauché en 1967, Editions de Minuit, 1970 (date officielle, 1971). Traduit par l’auteur, The lost ones, Calder and Boyars, Londres, 1972 , Grove Press, New York 1972.

Premier amour, nouvelle datant de 1945-1946, Editions de Minuit, 1970. Traduit par l’auteur, First tol!e} Calder and Boyars, Londres, 1973.

Mercier et Camier; roman composé en 1945, Editions de Minuit, 1970. Traduit par l’auteur, Mercier and Camier, Calder and Boyars, Londres, et Grove Press, New York, 1974.

IV

Textes ou Écueils de textes écrits tantôt en anglais tantôt en français l’auteur ne précisant pas toujours la langue d’origine

Têtes mortes, collection de textes, Editions de Minuit, 1967; contient la traduction française de From an abandoned work, Assez, Imagination morte imaginez, Bing.

Foirade I (années 50), in Minuit I, Paris, novembre 197,.

Foirade II, Foirade III (années 50), in Minuit 2 et Minuit 4, Paris mai 1974.

Foirade IV (années 50), Foirade V (années 60), in Minuit 4, Paris, mai 1973.

Pour finir encore (années 70) et Immobile (années 70), Editions de Minuit, 1976 (ouvrage de luxe)

Pour finir encore et autres foirades. Regroupe: Pour finir encore Immobile, Foirades 1, II, III, IV, Au loin d’un oiseau Se voir Editions de Minuit, 1976.

Compagnie, texte. Traduit de l’anglais par l’auteur, Editions de Minuit,

Mal vu mal dit, texte écrit en français, Editions de Minuit, 1981.

THEATRE

En français

Eleutheria pièce en trois actes inédite.

En attendant Godot, pièces en deux actes, Editions de Minuit, 1952. Traduite en anglais par l’auteur, Waiting for Godot, Grove Press, New York, 1954; Faber and Faber, Londres, 1956-1965.

Fin de partie, pièce en un acte, suivie de Acte sans paroles 1, pièce en un acte et pantomime, Editions de Minuit, 1957. Traduit en anglais par l’auteur, Endgame, Faber and Faber, Londres, 1958; Grove Press, New York, 1958.

Acte sans paroles II, paru dans Comédie et actes divers, Editions de Minuit, 1963.

Catastrophe, pièce en un acte. Créée au festival d’Avignon 1982. Publiée dans Catastrophe et autres dramalicules, Editions de Minuit.

II

Pièces écrites en anglais

Krapp’s tast tape, un acte, in Evergreen Review, vol. II, n° 5, New York, été 1958. Krapp’s last tape and Embers, Faber and Faber, Londres, 1959. Traduit en français par Pierre Leyris, La dernière bande et Cendres Editions de Minuit, 1959.

Happy days, deux actes, Grove Press, New York, 1961; Faber and Faber, Londres, 1962. Traduit en français par l’auteur, 0h ! les beaux jours, Editions de Minuit, 1963.

Play, un acte, Faber and Faber, Londres, 1964 , Grove Press, New York 1968. Traduit en français par l’auteur, Comédie et actes divers, Editions de Minuit, 1966.

Not I, un acte, Faber and Faber, Londres, 1971. Traduit par l’auteur en français, Pas moi dans Oh ! les beaux jours suivi de Pas rnoi, Editions de Minuit, 1978.

Foot falls, un acte. Traduit en français par l’auteur, Pas suivi de Quatre esquisses, Editions de Minuit, 1978.

That time, un acte. Traduit en francais par l’auteur, Cette fois, in Catastrophe et autres dramaticules, Editions de Minuit, 1982.

A piece of monologue, un acte. Traduit par l’auteur en français, Solo, in Catastrophe et autres dramaticutes, Editions de Minuit, 1982.

Rockaby un acte. Traduit en français par l’auteur, Berceuse in Catastrophe et autres dramaticules, Editions de Minuit, 1982.

IV

Cinéma-Radio-Télévision

All that fall pièce radiophonique. Faber and Faber, Londres, 1957. Traduit en français par Robert Pinget, Tous ceux qui tombent, Les Lettres nouvelles n° 47, mars 1957 , Editions de Minuit, 1957.

Embers, pièce radiophonique, Faber and Faber, Londres, 1959. Traduit en français par Pierre Leyris et l’auteur, Cendres, Les Lettres nouvelles, n° 36, 1959; Editions de Minuit, 1959, La dernière bande suivi de Cendres.

Words and Music, pièce radiophonique. Musique de John Beckett. Evergreen Review, t. VI, n° 27, 1969. Traduit en français par l’auteur Paroles et Musique, in Comédie et actes divers, Editions de Minuit 1966

Cascando, pièce radiophonique en français. Musique de Marcel Mihalovici. In Comédie et actes divers Editions de Minuit 1966. Traduit en anglais par l’auteur Evergreen Review, t. VI, n° 30, i963.

Film, scénario en anglais de Samuel Beckett, réalisé par Alan Schneider avec Buster Keaton, Faber and Faber, Londres, 1967. Paru en français dans Comédie et actes divers, Editions de Minuit, 1972

Eh ! Joe, pièce pour la télévision, Evergreen Review, n° 63, 1969. Traduit en français par l’auteur, Dis, Poe Arts, n° 15, janvier 1966, Paris , puis dans Comédie et actes divers, Editions de Minuit, 1972.


VU………


MARCEL ACHARD

On a beaucoup parlé de la rage que j’avais éprouvée lors de l’attribution du Prix Nobel à Samuel Beckett.

Je n’ai éprouvé aucune rage et je vous jure que j’ai parfaitement dormi la nuit qui a suivi... Mais on n’a pas pris la peine de dire pourquoi j’étais révolté: ma carrière a été dévouée à cette idée que la vie valait la peine d’être vécue, que les gens n’étaient jamais aussi mauvais qu’ils n’en avaient l’air, que le contact humain était possible, que la haine était une niaiserie et que l’amour seul menait le monde. Etaient-ce là des raisons pour apprécier la tragédie du désespoir, les horizons bouchés, les femmes-troncs et les habitants de poubelles de Samuel Beckett ?

Son univers n’est pas le mien. Tant pis pour moi sans doute, puisqu’il est porté aux nues. Mais je voudrais voir les débris d’humanité qui sortiront d’une semaine de représentations de Beckett.

Je voudrais qu’on leur infligeât Oh ! les beaux jours !, Fin de partie, La dernière bande et En attendant Godot. J’aurais même la grandeur d’âme de leur proposer un jour de repos entre chaque représentation.

Je pense très sérieusement que trente trois pour cent au moins de ces spectateurs s’efforceront de trouver un 7/65, un flacon de barbiturique ou une rame de métro pour mettre fin à une vie telle que la conçoit Beckett.

Mais l’engouement, le snobisme, la mode étant à l’autodestruction je vois bien les raisons qui ont poussé les Nobel à le couronner pour être dans le vent.

Vous me demandez si le concert de louanges qui s’est élevé après l’attribution du Nobel m’a fait changer d’avis... Ce concert m’a seulement fait mesurer ma témérité. Mais ie n’ai pas envie de voler au secours de la victoire. Le type charmant qu’est Beckett continue à me paraître un auteur délétère et chaque représentation de lui à laquelle j’assiste me fait l’effet d’une gorgée d’acide prussique.

Je suis désolé de constater que l’attrait du néant empoisonne même ceux des Suédois que je croyais bien à l’abri. J’espére seulement que les quarante millions du Prix iront à quelques-uns de ses personnages.

ROGER BLIN

Je venais de monter la Sonate des spectres de Strindberg à la Gaîté-Montparnasse dont j’étais alors devenu à la fois le Gérant et le Directeur (il y a de cela bien plus de dix ans !), quand j’ai fait la connaissance de Samuel Beckett. Il était venu assister à mon spectacle, et comme il l’avait trouvé valable, il était revenu à la Gaîté. Ce qui lui avait plu aussi c’était que la salle était presque vide. Quelques jours après notre rencontre, il m’envoya le manuscrit de sa pièce, En attendant Godot que je lus, sans découvrir aussitôt le fond de l’œuvre. C’est plus tard que je m’en suis rendu compte: cela allait très loin !

Ce qui m’avait passionné, à première lecture, c’était la qualité du dialogue: il n’y avait pas un mot " littéraire a, ni même une image et c’était profondément Iyrique. Ces phrases parlées, très courtes, exprimaient un mélange de parodie et de gravité, qui déchiraient. J’étais sensible, en particulier, à la pudeur de Beckett devant l’émotion de ses personnages (toute échappée de sensiblerie était stoppée net par une grossièreté ou par un jeu de mots). Le comique de ses personnages était un comique de cirque. L’ensemble de l’œuvre me donnait l’impression de l’infini, en ce sens que la pièce aurait pu se prolonger durant quatre ou cinq actes. Seul élément de progression: les personnages s’enfoncent toujours un peu plus à chaque acte. J’ai essayé alors d’exprimer tout cela dans la mise en scène (surtout la pudeur des personnages à la fin devant leur émotion: de là, un jeu assez sec). J’ai refusé aussi le parti-pris des AngloSaxons qui permet beaucoup trop à mon avis une interprétation évangélique favorisant l’exégèse chrétienne.

Après la lecture de cette pièce. à l’époque, j’ai proposé à mes associés de la monter à la Gaîté-Montparnasse. Ils n’ont pas voulu en entendre parler. Ce qui a été regrettable pour notre théâtre: Beckett nous aurait sauvé momentanément de la faillite. Quand je me suis adressé, ensuite, à d’autres théâtres, on m’a ri au nez ! Cela a duré ainsi pendant trois ans ! Un jour, finalement, Georges Neveux, membre de la commission d’Aide à la Première Pièce, s’est emballé pour Godot; on m’a distribué une petite somme choisie parmi l’échantillonnage réparti régulièrement entre les drames historiques, les pièces religieuses et une pseudo Avant-Garde. Grâce à cette aumône, j’ai monté En attendant Godot au Théâtre de Babylone (aujourd’hui disparu), chez Jean-Marie Serreau. L’accueil de la presse fut formidable. Mais personne, je tiens à le dire, n’a fait fortune avec cette pièce !

Le spectacle a eu une centaine de représentations, puis, la pièce a été reprise plusieurs fois à Paris, j’ai présenté Godot à Zurich, en Hollande, en Allemagne. Le public, les gens simples, surtout, en Allemagne, étaient bouleversés. Pour comprendre et ressentir Beckett, on ne doit jamais avoir de préjugés à la base: le rationalisme ou la politique empêchent de communiquer avec cette œuvre.

JEAN-PIERRE FAYE

Dans un almanach allemand, oublié aujourd’hui, j’ai été assez amusé de découvrir le terme de nouveau roman appliqué à Kafka, lui-même mentionné pour la première fois. Ce qu’on a appelé de ce nom aurait commencé, par conséquent, en 1917 ! Au fond, Kafka et Joyce sont deux figures, aussi isolées que le seront plus tard celles de Beckett et de Nathalie Sarraute, qui ont communiqué sans se voir. Il faut dire aussi que le nouveau roman appartient à ces configurations un peu artificielles, qui sont dessinées de l’extérieur. Le fait que Robbe-Grillet, dont l’écriture très belle, très efficace et très forte, ait été le premier à écrire sur Godot, que lui-même, Beckett, Butor Nathalie Sarraute, ont été publiés aux Editions de Minuit, peut-être tout cela a-t-il contribué à parler d’un mouvement et d’affinités communes entre les quatre. En fait, je dirais que ce sont plutôt leurs différences qui les rapprochent les uns des autres. Il est certain pourtant que ce qui s’est amorcé avec Beckett et les Editions de Minuit, et puis, chez d’autres éditeurs, avec quelques écrivains tout aussi indépendants eux-mêmes. a été radicalement nouveau dans la littérature française.

Au fond. Beckett (avant lui. Joyce source commune à un petit nombre d’entre nous) a ouvert une brèche dans le mur de la littérature déjà faite. Ce qui a compté pour moi c’est Molloy que j’ai lu dans un bateau au large de la mer d’Irlande par une grande tempête et je dois dire que l’effet physique exercé par Beckett est assez effrayant. On peut tomber malade de Beckett. Pour qu'un écrivain parvienne à provoquer un choc aussi fort chez son lecteur ce qui est très rare cela suppose. selon moi une très grande efficacité de la langue. A l’époque. on a beaucoup plus vite discuté de Robbe-Grillet que de lui (discuter c’est une manière d’admettre un fait). Devant Beckett au contraire. on s’est écarté on a fui avec une espèce de consternation: cette violence discrète, presque insaisissable. a effrayé le public.

En ce qui me concerne. il est le seul de tous les écrivains " nouveau roman ". qui ait exercé sur moi un effet direct. J’ai été sensible à une discontinuité permanente dans l’écriture. à cette mutilation du trait. en quelque sorte. qui fait apparaitre beaucoup plus que ce qui cet dit. Dans Molloy, le thème de la blessure du personnage est véritablement présent dans chaque phrase: je veux dire que l’impor[ant. c’est la manière dont l’écriture, en quelque sorte, prend elle-même la figure de Molloy. En attentant Godot, mis en scène par Roger Blin (son nom est pour moi inséparable du théâtre de Beckett) a contribué à me faire approfondir ma rencontre avec Beckett. Mais il y a eu d’abord la lecture de Molloy.

Pour résumer, ce qui m’a marqué chez lui. c’est la perception de la destruction des formes du monde contemporain qu’il présente à un degré de solitude radical et la substitution au livre total d’un livre qui ne dit plus rien, mais qui a ce pouvoir, en très peu de pages, de produire la plus grande force.

Beckett est lui-même l’écrivain le plus solitaire de notre époque d’ailleurs (il ne veut donc pas considérer qu’il appartienne à un mouvement littéraire). Il y a pourtant une parenté mystérieuse entre lui et Nathalie Sarraute comme je l’ai déjà signalée, et bien qu’on ne puisse compa rer sa démarche à celle de Nathalie Sarraute. Je crois que cette parenté est due au fait que tous les deux, à l’origine, ont été des francs tireurs comme Kafka et Joyce.

Pour conclure. deux choses sur le Nobel: d’abord. j’ai été ému de voir, par la faute de ce Prix, la tête extraordinaire de Beckett, en photo, à la première page des journaux (de l’Humanité, par exemple).

Ce que j’ai admiré ensuite c’est son silence. J'ignore évidemment ce qui peut en sortir. Mais ce premier silence de Beckett c’est bien !

IONESCO

Les membres du jury Nobel ont trop souvent couronné des écrivains politiques. comme Cholokho, ou des inconnus-un Italien, un Japonais- par diplomatie. (Chaque pays recevait sa petite récompense à tour de rôle.) Je pense qu’aujourd ’hui ils ont retrouvé leur véritable vocation. en attribuant le Nobel de littérature à un grand écrivain. comme Samuel Beckett. Il le méritait, et,en un sens. j’ai l’impression moi aussi d’avoir reçu ce Nobel, par procuration, si je puis dire. Au fond, c’est tout un style, toute une école, tout un système d’expression, de Joyce à nous-mêmes en passant par Kafka, qui vient d’être reconnu par ce Prix, James Joyce, en particulier, n’avait pas obtenu le Nobel du son vivant. Par Beckett, son digne successeur, il le reçoit mainten an t.

Les livres de Beckett se vendront sans doute davantage pendant quelques temps.

Mais il me semble que ses nouveaux lecteurs seront étonnés par cette œuvre difficile. Cette ruée de curiosité ne lui fera donc pas gagner le grand public. Thibaudet disait que le cercle de la vraie littérature est aussi restreint que celui des mathématiques. Je le crois aussi.

Y a-t-il des différences entre son théâtre et le mien ? Je le pense: il est plutôt un classique et moi un baroque. Mais ce n’est pas a moi d’en juger: c’est aux spectateurs et aux lecteurs. Ce que je puis dire: quand nous avons commencé à écrire Beckett Adamov et moi, notre propos n’était ni social ni politique. Ce que nous voulions faire, aussi bien Beckett Adamov que moi-même, c’était une critique de la condition métaphysique de l’homme. Dans les années 50 comme on parlait beaucoup de l’absurde on avait appelé notre théâtre "théâtre de l'asurde ". On a toujours l’habitude ou le penchant de donner d’un écrivain l’interprétation la plus courante ou la plus habituelle. (Dans les années 35--40, on parlait d’authenticité ou de machinisme: la société de la machine. Aujourd’hui, il s’agit de la société de consommation.)

On nous avait mis ainsi tous les trois dans le même sac, si je puis dire. On nous reprochait aussi, à l’époque, de n’avoir pas de style ni de poésie. L’histoire de la littérature ou de l’art n’est jamais que l’histoire de son expression; et naturellement,tout système d’expression poétique tout langage nouveaux comme on dit aujourd’hui, ce qui se manifestait dans notre théâtre, suscitent positions et oppositions: C’est le propre même de la littérature. comme de toute l’histoire. Beckett a été très attaqué: il a été aussi très détendu. Le public, lui, a réagi comme chaque fois qu’il est pris au dépourvu. C’est tout a tait compréhensible.

Maintenant. Beckett, à mon avis, a influencé quelques auteurs français, anglais américains. Ce que confirme surtout le Nobel qui vient de lui être attribué, c’est qu’il a de plus en plus d’adeptes dans le monde et que son œuvre est intégrée dans l’histoire de notre culture et ce n’est pas la bourgeoisie qui l’assimile, comme me le disait un de mes amis.

ALAIN ROBBE GRILLET

Naturellement, j’ai été extrêmement heureux de ce Prix Nobel à Beckett. J’avais beau me dire que Beckett s'en foutait sûrement puisqu’il ne s’intéresse ni à l’argent ni à la gloire. et me dire aussi que bien des écrivains de second ordre avaient recu ce prix ça me faisait très plaisir, bêtement.

Ensuite, j’ai lu les articles sur l`œuvre, le lendemain, dans la presse. Et j’ai retrouvé une fois de plus les idées humanistes traditionnelles: le pessimisme. la misère de l’homme, son dénuement qui est un gage de sa rédemption. etc. vous connaissez.

Alors que pour nous, Beckett, c’est tout autre chose. C’est quelqu’un qui a construit sur le rien, une œuvre solide, forte, évidente. Non pas un écrivain désespérant, mais revigorant, au contraire, un écrivain dont l’écriture, la matière écrite, est constamment précise, savoureuse, drôle, et dont les constructions s’imposent d’une façon indiscutable. bien que bâties sur le rien, en somme l’écrivain tel que le rêvait Flaubert.


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